- Quand les aérostats dirigeables de l'avenir nous permettront de naviguer dans l'atmosphère, on s'arrachera vos
dessins et vous passerez prophète. Gaston Tissandier [à propos d'A. Robida]
La notoriété d'Albert Robida (1848-1926) n'est pas si grande aujourd'hui que l'on s'arrache littéralement ses dessins, mais c'est bien l'aspect futuriste de l'oeuvre de cet illustrateur que la postérité a retenu.
A l'occasion d'une exposition de son oeuvre dans sa ville natale de Compiègne (2009), parut un épais catalogue abondamment illustré traitant largement, chapitre après chapitre, de l'oeuvre protéiforme d'A. Robida. En effet, Robida n'illustra pas seulement des ouvrages de science ou de politique-fiction, teintés d'humour, mais il collabora aussi à de nombreux guides de voyage, fruits de périples à travers l'Europe et la France ; Robida illustra aussi toutes sortes d'ouvrages pour enfants et adultes ; il en écrivit même, maniant non seulement le pinceau mais aussi la plume. Robida refonda aussi le journal "La Caricature" qu'il dirigea pendant dix ans, rendant ainsi hommage à Daumier qui fut publié dans la première mouture de cet organe de presse.
Ce n'est pas fini : Robida collabora aussi au célèbre cabaret du "Chat Noir" de R. Salis. Last but not least, il rédigea un Journal pendant le siège de Paris (1870), puis la proclamation de la Commune et la répression brutale de celle-ci, événements qu'il vécut avec assez de recul et d'impartialité pour que son témoignage (illustré de croquis), publié un siècle plus tard, constitue un document fiable pour les historiens.
L'inconvénient de ce type de catalogue commémoratif est que, sous le coup de l'enthousiasme, il place tous les divers travaux sur le même plan. Il faut dire que Robida, non seulement en raison d'un tempérament enclin au labeur, mais aussi de la nécessité d'élever en banlieue parisienne une famille de sept enfants (sans être un "héritier"), multiplia sans relâche les collaborations avec les journaux et les éditeurs.
Contentons-nous donc d'évoquer les illustrations "futuristes" de Robida, auxquelles on prête un caractère de prémonition, et son témoignage vivant et éclairant des événements tragiques qui assombrirent la fin du Second Empire, plongeant Paris et une partie de la France dans un climat de détresse et de violence difficile à imaginer aujourd'hui. Ce sont là les deux aspects les plus intéressants de cette prolifique carrière.
Mais d'abord, quelques petites précisions biographiques... Albert Robida est donc Picard, avec des origines alsaciennes du côté de sa mère (Robida étant peut-être le nom d'une famille espagnole émigrée depuis longtemps en France) ; son père, artisan-menuisier juge Albert inapte à ce métier manuel (il était très myope), et le plaça chez un notaire où il occupa l'emploi de "saute-ruisseau" (commis).
Comme il se morfondait dans l'office notarial, Robida se mit à dessiner un petit pamphlet, intitulé le "Manuel du parfait Notaire", dans lequel il brocardait la profession. Bien lui en pris, car s'il fut viré à cause de cet opuscule gentiment satirique, cela permit à cet autodidacte de se faire repérer et de démarrer sur les chapeaux de roue une carrière de dessinateur à Paris, alors que la presse illustrée et les journaux satiriques prospèrent et cherchent de nouveaux talents.
Robida a 22 ans et sa carrière vient à peine de débuter quand, désireux de visiter l'Alsace et Strasbourg, il se heurte au cours de son voyage à la guerre et aux troupes allemandes qui vont infliger au Second Empire français la brutale et inattendue déculottée que l'on sait.
Au cours de cette guerre, particulièrement éprouvante pour le Nord du pays et Paris, suivie de la proclamation de la Commune et de sa répression, le comportement de Robida est singulier ; en effet, il se mue en reporter de guerre, sans la moindre accréditation officielle, avide de dessiner et rendre compte par écrit de ce qu'il voit et vit, sans l'obligation de propagande.
Intégré dans la garde nationale, comme tout jeune homme de son âge, Robida se montre peu zélé à accomplir les tâches militaires particulièrement ennuyeuses qui lui sont assignées ; il déserte aussi souvent qu'il le peut son poste pour aller dessiner les fortifications de Paris, ou s'approcher discrètement des lignes ennemies. Au cours de la Commune, son comportement étrange, assimilable au réfractaire, lui vaudra encore d'échapper de justesse au peloton d'exécution.
Politiquement, si les amis de Robida se situent plutôt dans les rangs des communards, l'idéal révolutionnaire ne le séduit pas, pour ne pas dire qu'il s'en méfie (il n'a pas été élevé dans un milieu d'ouvriers parisiens, mais par un artisan de province respectueux des lois civiles). Ajoutons ici que, même Karl Marx, prédisant la répression féroce par l'armée régulière versaillaise, s'efforcera de dissuader ses amis anarchistes de se soulever et d'aller ainsi au casse-pipe.
Robida ne partageait pas non plus la haine des Prussiens, encouragée au cours du conflit par le gouvernement via la presse. Ce n'est que beaucoup plus tard, au cours de la Grande Guerre où il perdra un jeune fils, et deux autres seront grièvement blessés, que son sentiment "antiboche" naîtra, qu'il traduira en caricatures.
Son témoignage vaut par le point de vue reculé de Robida, d'observateur par rapport aux événements tragiques, qui éveillent sa curiosité mais non son sentiment patriotique ou révolutionnaire. Trois chapitres distincts du catalogue sont dédiés à cette contribution de Robida, par le dessin et le commentaire quasi-quotidien à la chronique historique (par Philippe Brun, Jean Robida citant abondamment son aïeul, et Michel Thiébaut).
Les fameuses illustrations futuristes et féériques de Robida ne sont pas sans lien avec cette guerre qui a marqué profondément cet auteur satirique, à l'instar de beaucoup d'autres avant ou après lui... Plusieurs chapitres fouillés analysent le portrait par cet illustrateur d'une société future ambiguë, cocasse et prêtant à sourire, mais hérissée d'antennes et saturée d'engins aux allures d'insectes mécaniques.
Le regard superficiel est d'abord celui des lecteurs contemporains de Robida, dont peu prirent au sérieux les prévisions d'usage d'armes bactériologiques, ou encore de déplacement du conflit armé de la terre ferme et les mers vers le ciel, envahi d'aéronefs militaires ; ni même "La Fin du cheval", titre d'un ouvrage illustré par R. (P. Giffard) ; sur le terrain social, Robida confère à l'émancipation de la femme la même ambiguïté ; tout en prédisant le changement de statut des femmes, il suggère que cela revient pour les femmes à imiter le sexe opposé dans ce qu'il a de plus bravache ou ridicule (plusieurs nations incorporeront de fait les femmes dans l'armée à la fin du XXe siècle "au nom de l'émancipation de la femme" (!)
Le motif de la guerre n'est pas le seul parmi les illustrations produites par Robida, qui décrit aussi la vie quotidienne et les loisirs du futur vers le milieu du XXe siècle et conçoit par avance les spectacles télévisés; mais ce motif de la guerre, qu'il observa de près, est décisif. Celui-ci a pu constater la contribution du conflit armé au progrès technique, dont on tire en temps de paix un sentiment d'orgueil. Quel antidote plus radical que la guerre à cette religion du progrès, qui à la fin du XIXe siècle a presque remplacé toutes les autres ? Et les adeptes les plus sincères du progrès, ayant foi dans un Avenir et une Humanité meilleurs, sont sans doute les plus ébranlés par la guerre, comme les chrétiens les plus sincères auparavant furent les plus troublés par les guerres de religion meurtrières.
Si Robida ne cherche pas à alerter son lectorat, plutôt bourgeois et parisien, sur le revers de la médaille du progrès, ses illustrations reflètent son scepticisme et se distinguent des romans où Jules Verne met en scène une version du progrès destinée à divertir les enfants.
Robida a d'ailleurs illustré une version parodique des romans de Jules Verne, et la correspondance privée ne laisse aucun doute sur son aversion pour certaines manifestations de la "révolution technologique". Il ne tirait aucune fierté de son statut de prophète des miracles accomplis par l'industrie, affirmant qu'il ne s'agissait que de l'extrapolation de choses et faits observés.
On ne peut s'empêcher de penser à ce propos aux prédictions, de plus longue portée encore puisqu'elles furent faites au début du XVIIe siècle, par le savant anglais Francis Bacon (1561-1626) ; celui-ci énonça en effet dans un ouvrage surprenant, "La Nouvelle Atlantide", les principes des grandes inventions de l'ère industrielle (avion, radio, frigidaire, mais aussi immortalité) ; cette fable futuriste illustre la démonstration par Bacon que le progrès technique n'est pas digne d'être considéré comme un véritable progrès ; il ne s'agit en effet, dans les grandes inventions, que d'observer et reproduire des solutions dont le schéma et dans la nature. Le progrès technique n'est qu'une question de temps et de travail.
"De jadis à demain, voyages dans l'oeuvre d'Albert Robida", collectif sous la direction de Sandrine Doré, éd. association des musées Vivenel et de la figurine historique (Compiègne), 2009.
- Ci-dessus, illustration de couverture de "La Guerre au XXe siècle" (consultable sur le site de la BNF) ; ce succès de librairie (1887) préfigure sur le mode comique le génie militaire destructeur mis en oeuvre au cours du XXe siècle.
- Ci-dessus, croquis d'un abri militaire à Nogent, effectué pendant le siège de Paris.