Un post-scriptum informe le lecteur que la bataille de Stalingrad (aujourd’hui Volgograd), conclusion de la seconde guerre mondiale sur le continent européen, fut une des pires boucheries de l’humanité, faisant deux millions de victimes environ; précision utile puisque on est, en France, ordinairement mieux instruit des circonstances du carnage national de Verdun.
Franck Bourgeron et Sylvain Ricard ne prétendent pas ici faire œuvre d’historiens avec «Stalingrad Khronika», mais situent plutôt dans le contexte de la bataille de Stalingrad une fable sur la guerre, ou sur les soldats qui la mènent. On pense ici à une BD comparable d’Hugo Pratt, dont le contexte est la guerre coloniale que se livrèrent les Italiens et les Anglais en Libye et en Abyssinie pour le contrôle de ces territoires, combats bien moins sanglants, mais qui jouèrent un rôle majeur dans le déclenchement de la guerre, poussant Mussolini dans les bras de Hitler («Les Scorpions du Désert»).
Suivant la démonstration de Shakespeare, la guerre a le don de dévoiler la véritable personnalité des hommes qui la font, en même temps que le sens profond d’une culture nationale; dans les périodes de trêve, au contraire, ces vérités sont occultées, quoi que les guerres modernes industrielles ou totales ont aboli la frontière entre civils et militaires, et donc aussi entre la guerre et la paix; le vernis de la civilisation ou de la modernité "craque", faisant apparaître sous cette couche superficielle un matériel psychologique plus intéressant pour le romancier ou le tragédien.
La chronique de Ricard et Bourgeron se concentre sur une équipe de cinéma, mandatée par Staline en personne, afin de tourner un film de propagande en l’honneur des troupes soviétiques dans les décombres de Stalingrad, au milieu des derniers assauts, alors que le sort de l’Allemagne est scellé, nonobstant la résistance acharnée des troupes allemandes, à Stalingrad comme ailleurs.
Ici on ne peut s’empêcher d’observer, entre parenthèses, que Franck Bourgeron a de la suite dans les idées, puisque il est récemment à l’initiative d’un magazine, la «Revue dessinée», qui entend rompre avec la mise en scène cinématographique de l’information, dont les scandales ayant secoué les médias au cours des dix dernières années font soupçonner un public de plus en plus large qu’elle n’est pas au service de l’information, mais de quelque chose qui s’apparente plus à la guerre économique.
Le rapprochement avec la manière de Pratt est justifiée, non seulement par la ressemblance entre le trait de Bourgeron et le sien, mais par l’épaisseur psychologique que les auteurs parviennent à donner à leurs personnages; cette épaisseur psychologique, assez rare en BD, s’avère en effet un des points forts de Pratt. Ce dernier savait notamment faire du ressort de la trahison un usage habile dans ses intrigues, montrant comment cette détermination typiquement politicienne permet à des personnages machiavéliques de soumettre des soldats plus frustes et plus brutaux, à leurs plans, jusque à faire du soldat qui a le malheur de se situer du côté des vaincus (le propre père de H. Pratt servit dans l’armée fachiste italienne), une sorte de super-cocu de l’histoire. Plus malins, les politiciens savent occulter leurs responsabilités en mettant au frais les archives… le temps nécessaire.
Bourgeron et Ricard montrent bien comment l’idéologie, sur le terrain militaire, se réduit à l’injonction caricaturale afin de coïncider avec les réflexes des soldats, tandis qu’elle peut prendre la place de gros volumes subtils d’idéologie stalinienne à la manière d’Althusser ou Sartre à l’arrière des troupes, réservés aux cadres du parti. Et cela n’est pas seulement valable pour le totalitarisme stalinien, mais pour n’importe quel régime au stade de l’engagement militaire, y compris démocratique. C’est une preuve de lucidité d’avoir placé le cinéma au centre de cette fable sur la guerre moderne ; il est en effet l’instrument principal de la réduction de l’idéologie à des slogans caricaturaux, stimulant la combativité de la foule ou des masses militantes, proportionné au gigantisme des nations.
Cette intrigue, répartie en deux albums, vient d’être réunie en un seul par l’éditeur. On peut cependant regretter que le scénario, sur la base d’une psychologie consistante, manque un peu de rythme, ou soit trop dilué. C’est la difficulté qui se présente à ceux qui ne font pas œuvre de pure fiction, et doivent camper leurs personnages. La publication dans des magazines de BD permettait aux auteurs de romans graphiques de l’ancienne école d’apprendre à mieux tenir ce rythme, y compris parfois d’une façon un peu artificielle.
Stalingrad - Khronika (Intégrale), Franck Bourgeron & Sylvain Ricard, Eds Dupuis-Aire Libre, 2013.