Samuel Clemens, alias Mark Twain, emprunte son pseudonyme au vocabulaire du pilotin, métier qu’il exerça d’abord avant celui de journaliste, guidant de grandes barges dotées d’une roue et leur fret sur le fleuve Mississippi ; ou se frayant un passage, plutôt, faudrait-il dire, au gré des crues et des décrues d’un fleuve, alors encore capable d’engloutir une ville entière, et de redessiner le pays. La profondeur de deux brasses («mark twain !») est une cote que gueule le guetteur, utile pour ne pas s’échouer sur un banc.
Le chemin de fer relégua rapidement ces embarcations, si importantes au commencement. Mark Twain, bien que pionnier, en éprouve déjà la nostalgie quelques années plus tard. Il sait très bien faire saisir la différence entre une vie « sur les rails », et une vie déterminée par les turbulences, ou contre elles.
D’aucuns voient en lui le père fondateur de la littérature américaine, à l’instar de Shakespeare pour les Anglais. De fait, le vif intérêt de Twain pour Shakespeare, au point de faire le voyage jusqu’à Stratford-sur-Avon, et de se ranger résolument du côté de ceux qui suspectent quelque mystère dans la biographie du grand Will, cet intérêt n’est pas le fait du hasard.
Si Mark Twain n’est pas aussi radical que Shakespeare, pour qui la civilisation, définitivement, sent le gaz, du moins nous la peint-il, au stade embryonnaire, comme un gigantesque tohu-bohu, le tambour d’une machine à essorer l’homme. La succession d’anecdotes qui forment la trame de son récit valide assez le point de vue d'Alphonse Allais, pour qui les hommes les mieux adaptés en société sont les escrocs. Twain fait le portrait de quelques-uns, auxquels il n’hésite pas à se mêler, pour le besoin de ses investigations. Puisque l’escroquerie indique le sens de la vie, examinons-là de plus près pour ne pas mourir bête. Son compatriote Henry David Thoreau n’est pas si loin, que le constat de cette corruption conduisit à se réfugier au sein de la nature, suivant un mouvement dont plusieurs sectes encore aujourd’hui dans cette nation perpétuent, paraît-il, la tradition ascétique.
Mark Twain est plus subtil que Thoreau, me semble-t-il, c’est-à-dire moins philosophe ou moins poète. Son propos illustre mieux que la principale nécessité pour l’homme de s’adapter vient de la nature elle-même, qui contraint l’homme à transiger. La culture est un tissu de conneries protecteur, une police d’assurance.
René Goscinny fut bien inspiré de lire Mark Twain pour fournir à Morris quelques-uns des meilleurs scénarios de Lucky-Luke. C’est un cas d’adaptation d’une œuvre littéraire presque parfait, qui en traduit l’esprit sous une autre forme, non pas seulement un truc intertextuel ou référencé. Morris a placé les gosses qui le lisent dans la position de se méfier de la société des adultes, le plus souvent sans loisirs véritables, et absorbés par la compétition, dont le terme le plus violent est sans doute le choc des cultures, police d’assurance contre police d’assurance.
D’aspect caricatural, le Far-West de Morris est plus réaliste que le western-spaghetti à la sauce Charlier ou Jijé ; même si Lucky-Luke reste une sorte de super-flic, comme il n’en existe pas dans la vraie vie.
M. Twain fournit aussi la méthode aux dessinateurs qui veulent s’y essayer, d’un journalisme affranchi du devoir d’information. Twain s’affranchit des détails. Il invente, même, s’il le faut, pour captiver le lecteur ; mais toujours dans le sens du modèle. Ce sont les touristes qui ont besoin d’informations précises. Sous celles-ci, le lecteur d’un journal se noie. Pire, en termes d’information, la publicité peut s’avérer plus utile que le menu détail exotique. D’ailleurs la chronique de Twain ne se présente pas sous l’habillage respectable du devoir. Il chronique d’abord lui-même, non parce que c’est sa fonction, mais parce qu’il a soif de comprendre. D’ailleurs l’habit du devoir est celui qui sied le mieux à l’escroc ; à commencer par le pasteur, parfois.
Marc Twain, La Vie sur le Mississippi, éd. Payot (2 tomes).