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critique - Page 36

  • Stevenson, le pirate intérieur****

    Le duo Follet et Rodolphe se sort avec habileté du piège de la biographie en BD d’un artiste illustre. En webzine,bd,zébra,gratuit,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,robert louis stevenson,pirate,rené follet,rodolphe,aire libre,dupuis,jack london,aventure,aventurier,evelyn waugh,fanny osbourne,écossais,ile au trésor,proust,samoa,cévennes,mers du sud,biographie,harmattaneffet, parmi les écrivains, rares sont ceux qui, à l’instar d’un Jack London ou d’un Evelyn Waugh, ont mené une vie trépidante. Bien qu’il ait beaucoup voyagé, Robert-Louis Stevenson (1850-1894) est assez éloigné du type de l’aventurier; il n’a pas mené une vie haletante, pleine de pittoresques, voire rocambolesques épisodes, aisés à mettre en images.

    «Haletant», Stevenson l’était au sens propre depuis son plus jeune âge, fréquemment cloué au lit en raison d’une affection pulmonaire grave. Cette maladie constituait un obstacle rédhibitoire à une vie menée tambour battant, sans port d’attache; Fanny Osbourne, américaine épousée en 1880 et de dix ans son aînée, joua ce rôle auprès de l’écrivain. Même le métier embrassé traditionnellement par les hommes de sa famille, d’ingénieur en charge de la construction de phares, Robert-Louis ne pouvait l’assumer, tant physiquement qu’en raison de l’exaltation de son âme.

    Cette biographie en BD se devait donc de trouver le moyen de faire ressortir la matière impalpable du rêve, dont Stevenson s’est nourri et a alimenté ses lecteurs. En couverture, ce « pirate intérieur » bat pavillon d’un défi relevé avec succès. Follet et Rodolphe parviennent à souligner le besoin rempli par la fiction ou le fantasme, c’est-à-dire un type d’imagination très particulier, chez un homme opprimé, contraint à la passivité, en l’occurrence par la maladie. Ce phénomène psychologique est mis en exergue par le portrait brillamment esquissé de Stevenson comme un rêveur éveillé, servi par la mise en couleur impressionniste de R. Follet, qui souligne le caractère organique du rêve.

    Bien que sa littérature exprime des goûts beaucoup moins casaniers que ceux de Proust, ce qui permit à Stevenson de connaître un large succès public avec «L’Ile aux Trésors», le romancier écossais n’est guère éloigné d’une forme de recherche du temps perdu, ou de recherche de l’espace perdu, plus exactement.

    Le succès rencontré par ses ouvrages permit à Stevenson de voyager, non seulement à travers les Cévennes avec un âne, mais jusque aux mers du Sud, jetant l’ancre définitivement dans les Samoa, épuisé comme après chacun de ses voyages. Cette fameuse randonnée à travers les Cévennes peut faire douter de la mauvaise santé de Stevenson, surtout ceux qui l’ont effectuée, avec ou sans âne. Le cas n’est pourtant pas si rare de personnes fragiles, qui connaissent néanmoins des périodes de rédemption leur permettant d’accomplir de rudes efforts physiques. F. Nietzsche est un autre cas célèbre de métabolisme en dents de scie, dont la quête de puissance et l’aspiration artistique prennent racine dans la maladie.

    Enfin, le scénario évite le côté trop didactique par où pèche généralement ce genre d’ouvrage, en distillant quelques citations de Stevenson bien choisies, au compte-goutte. « Oh ! Vous savez… l’aventure, il n’est pas besoin d’aller au bout du monde pour la vivre… Elle peut simplement être en nous !... On se bat souvent contre soi-même… A l’intérieur de soi… contre son éducation. Contre l’idée que les autres ont de nous ; contre un destin tout tracé, contre un corps qui obéit mal ou une santé défaillante. », réplique Stevenson à un journaliste qui l’interroge sur le but de son voyage au long cours.

    Cet ouvrage se classe parmi les rares réussites du genre plutôt risqué de la biographie en BD.

    NB : Rodolphe est aussi l’auteur d’une biographie de Stevenson parue chez l’Harmattan et signe la préface d’une nouvelle édition de «L’Ile au Trésor» illustrée par R. Follet.

     

    Stevenson, le pirate intérieur, Follet & Rodolphe, Dupuis-Aire libre, 2013.

  • Papier n°1**

    En cette rentrée, plusieurs nouveaux magazines de BD ont fait leur apparition en librairie : « La Revue webzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,papier,publication,revue,magazine,yannick lejeune,delcourt,lewis trondheim,bastien vivès,florence dupré-latour,jérôme anfré,numérique,révolution,association,mon lapin,manga,la revue dessinée,fétichisme,livre de la jungle,zoophiledessinée », « Mon Lapin », « Aaargh », et « Papier ». Cette dernière publication est la plus paradoxale – comme un symptôme du malaise actuel dans la BD, écartelée en tous sens.

    Paradoxale, parce que « Papier » ne serait qu’une compilation de planches produites par différents auteurs plus ou moins talentueux (au nombre desquels Bastien Vivès, Jérôme Anfré ou Florence Dupré-Latour), sans un petit édito des directeurs de la publication, seul élément de nature à nous éclairer sur le but de cet assemblage d’auteurs. Et que dit cet édito ? C’est une sorte de manifeste nostalgique de Lewis Trondheim, qui déclare sa flamme au papier, quand le « tout numérique », tel un golem, s’apprête à engloutir tous les petits métiers d’antan. La sincérité de ce fétichisme un peu mou est douteuse - d’abord parce que « Papier » est maquetté au format « cheap » manga, noir et blanc, assez peu adapté à la plupart des contributions.

     Paradoxale surtout parce que, sans la Toile, la plupart des auteurs publiés dans « Papier » ne se seraient pas fait connaître aussi vite, s’imposant pour ainsi dire aux éditeurs. Depuis une dizaine d’années, internet joue le rôle des fanzines-BD naguère, de promotion de nouveaux talents, qui désormais peuvent s’auto-promouvoir plus facilement. Le luxueux fanzine « Lapin » de « L’Association » a lui aussi, de ce fait, perdu sa raison sociale (« Lapin », qui, pour le coup, était vraiment fabriqué par un -ou une ?- fétichiste amoureux du détail). Au moins en ce qui concerne la BD, la « révolution numérique » n’est pas surtout d’ordre technologique. Internet va au moins autant à l’encontre de l’esprit de système qu’il ne le conforte.

    On a donc l’impression que L. Trondheim et son associé Yannick Lejeune se sont saisi du premier prétexte venu. Vivès donne une parodie du «Livre de la Jungle» (je m’attendais à un truc un peu plus « zoophile ») ; Florence Dupré-Latour continue de se venger de sa famille bourgeoise lyonnaise, s’exposant ainsi à un droit de réponse, comme le romancier Jean-Louis Fournier récemment après avoir bafoué sa fille.

    Si le contenu n’est donc pas trop mal, le contenant laisse à désirer ; c’est bien sûr presque toujours le cas des jeunes revues ou gazettes, mais L. Trondheim, en principe, n’est pas né de la dernière pluie.

     

    On peut donc regretter que B. Vivès ou/et F. Dupré-Latour, à l’humour plus caustique et moins potache que celui de Trondheim, n’aient pas pris la direction de « Papier ».

    Papier, sept. 2013, Delcourt, 9 euros.

  • Mox Nox*****

    Entièrement muettes, les planches satiriques de Joan Cornellà, dessinateur ibère d’une trentaine webzine,gratuit,bd,zébra,bande-dessinée,fanzine,mox nox,joan cornella,surréaliste,ibère,dali,andré breton,jérôme bosch,d’années, sont donc accessibles en ligne au public français depuis plusieurs années.

    D’une grande efficacité à débusquer le malaise indicible du monde moderne, planqué derrière l’argument publicitaire massif, les gadgets hi-fi, la guimauve sentimentale ou le national-socialisme de sous-préfecture (OM/PSG), Cornellà fait partie des quelques auteurs talentueux surgis de la Toile et qui font naître l’espoir d’une rupture avec cinquante ans de BD mi-infantile, mi-régressive.

    Bien sûr les éditeurs sont assez malins pour repérer ce genre de perle, mais ils ne sont pour rien dans leur éclosion, et à cet égard internet apparaît de plus en plus comme une faille dans le système; le système, c’est-à-dire la culture de masse et son effet stupéfiant. La mauvaise gestion des stocks ne représente pas la seule menace pour la BD «mainstream».

    Ici ou là, je lis que l’art de Cornellà est qualifié de «surréaliste ». Soit, mais à condition de ne pas le confondre avec l’art nécrophile et putassier de son compatriote Salvador Dali, ou avec la psychanalyse emmerdante d’André Breton -deux types probablement fondés sur l’impuissance sexuelle ou l’éjaculation précoce (puisque le freudisme permet de décoder certaines œuvres d’art, autant ne pas se gêner).

    Non, le mélange de formes cocasses et inquiétantes permet de situer Cornellà du côté de Jérôme Bosch et sa révélation du monde comme un gros animal monstrueux -révélation plus sereine, et donc plus utile que celle de Kafka. Le lien religieux ou social sacré, qui permet d’encenser jusqu’à l’excrément, ce lien n’unit que des objets de consommation.

    L’art le plus mondain consiste à parer la laideur de vertus éthiques, et ce n’est pas le propos de Cornellà. Rien n’est plus facile que la suggestion et le non-dit, à la manière de Dali, véritable trait d’union entre la bêtise fachiste et la bêtise capitaliste. Cet enfoiré de Dali sait parfaitement que les gadgets macabres sont plus faciles encore à fourguer que le porno ou les pâtisseries. Il n’y a même pas besoin d’avoir faim pour manger de la merde : c’est le secret de la culture moderne. Cinq siècles de pacotille religieuse espagnole, Dali parvient à les fourguer à des bourgeois athées ! Aucun VRP, aucun pape n’y serait parvenu avec la même aisance.

    Avec Cornellà, on se situe bien à l'écart de la culture, dans la dialectique du combat individuel contre la société.

     

    Mox Nox, Joan Cornellà, éds. Bang (2e édition, juillet 2013)

  • La Colonne****

    La colonne de six-cent tirailleurs africains commandée par les capitaines Voulet et Chanoine s’enfoncewebzine,bd,gratuit,zébra,bande-dessinée,fanzine,critique,kritik,la colonne,dabitch,dumontheuil,voulet,chanoine,lemoine,boulet,venance konan,frantz fanon,colonisation,ingérence,royaume mossi,ouagadougou,niger,tchad,tirailleurs,africains,tarantino,django unchained,syphillis,thomas d'aquin, en territoire tchadien, massacrant, tuant et pillant afin d’étendre le terrain de chasse de la France en Afrique (1899).

    Dabitch et Dumontheuil (Futuropolis) ont choisi de relater en deux tomes cette expédition coloniale où le paroxysme de la bestialité fut atteint ; ce chapitre sanglant fut d’abord éclipsé par l’affaire Dreyfus, avant d’être couvert par l’omerta.

    La colonne infernale, non seulement rasa un village tchadien de 10.000 âmes, violant et décapitant sur son passage, mais sa folie l’a en outre entraînée à sa propre perte et destruction : le manque de témoignages directs a obligé les auteurs, dans un souci d’exactitude, à changer les noms de Voulet et Chanoine en Boulet et Lemoine, non sans humour (en effet, comme le souligne le caricaturiste Gustave Jossot, l’alliance du sabre et du goupillon persiste sous le régime républicain ; la morale chrétienne ayant été fondue pour donner l’éthique républicaine, tel le métal d’une monnaie dévaluée pour frapper la nouvelle). Le vide historique permet au scénariste l’invention, dans un cadre politique et militaire dont les tenants et aboutissants sont connus.

    L’Etat-major a été averti des exactions particulièrement violentes commises par la mission par un de ses officiers subalternes. Voulet et Chanoine avaient du crédit ; ils s’étaient illustrés auparavant dans la conquête du royaume Mossi (Ouagadougou) et du Niger ; et, quand l’ordre fut donné de mettre un terme à leur entreprise de conquistadors sanguinaires, combinant les méthodes de la guerre tribale et celles du combat occidental, pour engendrer le pire, il était trop tard.

    Coïncidence ou pas, cet album paraît au moment où la France redéploie ses troupes en Afrique et envisage de les « projeter » (sic) en Syrie. Il n’est certes pas interdit de faire des parallèles entre l’aube du XXe siècle où se situe l’expédition relatée dans cette BD, et l’aube du XXIe siècle où nous sommes. L’histoire, bien qu’elle semble se répéter, ne vaut que pour les leçons qu’on peut en tirer à présent – sans quoi elle n’est que la recherche du temps perdu.

    On peut penser que ce n’est pas un hasard si l’écrivain ivoirien Venance Konan, auteur de la préface de « La Colonne », cite Frantz Fanon : « L’Europe a fait ce qu’elle devait faire et somme toute elle l’a bien fait. Cessons de l’accuser mais disons-lui fermement qu’elle ne doit plus continuer à faire tant de bruit. Nous n’avons plus à la craindre, cessons de l’envier. Le tiers-monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter la solution. »

    Les bons sentiments anticolonialistes n’ont en effet pas mis fin au droit d’ingérence occidental, qui fait flèche de tous bois, c’est-à-dire prend pour prétexte les diverses variations sur le thème de la civilisation (on trouve déjà chez saint Thomas d’Aquin au moyen âge une justification théologique de l’ingérence).

    Le parallélisme est frappant entre l’ignorance de la population française métropolitaine au sujet d’opérations militaires menées en son nom, hier comme aujourd’hui. Le citoyen lambda, à qui on reproche souvent son indifférence vis-à-vis de la politique étrangère, en réalité n’est informé des faits que longtemps après qu’ils se sont déroulés, ce qui donne de la part des gouvernements ou des chefs d’Etat plénipotentiaires le sentiment qu’ils se comportent en somnambules ; à propos des questions coloniales ou de politique étrangère, la démocratie semble schizophrène, plus qu’en aucun autre domaine.

    Or le scénario de Dabitch ne tombe pas dans le prêche moralisateur, permettant de se donner bonne conscience à peu de frais ; le piège tendu par certains ouvrages, d’une relecture du passé à l’aune des nécessités éthiques du moment, est évité. Ainsi le « bon noir » n’est pas opposé au « vilain blanc », selon la recette du dernier film, littéralement ordurier, de Q. Tarantino (Django Unchained). Le procédé est non seulement manichéen, mais il empêche autant que le préjugé raciste de s’interroger sur la nature humaine en général, et l’instinct de prédation particulier.

    Quelques mots sur le dessin ; le style de N. Dumontheuil, pas très éloigné de celui de Franquin ou Morris, est particulièrement expressif. Ajoutée à cette expressivité, la colorisation dans des tons soutenus rend très bien l’aspect de violence militaire sadique de l’expédition, à la limite de la jouissance sexuelle. Cela tend presque à confirmer l’hypothèse de la syphilis, par laquelle Chanoine et Voulet, grands consommateurs de femmes, auraient été infectés, et qui n’aurait fait qu’accroître leur férocité.

     La Colonne, par Dabitch et Dumontheuil, Futuropolis, 2013.

  • Une Histoire d'Hommes*

    Le dernier album de Zep, le père de Titeuf, vient d’être lancé à grand renfort de promotion. Il y awebzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,zep,titeuf,histoire d'hommes,kritik,critique,franquin,spirou,fantasio,hergé,tintin,lewis carroll,pédophile,télérama,arte même une photo où on voit l’auteur, tenant sa BD d’une main, sauter en l’air en arborant un large sourire.

     Il ne s’agit pas d’une suite aux aventures du célèbre bambin serial-peloteur d’instits, mais d’un roman graphique existentialiste en principe destiné à un public d’adultes. Cependant on devine que l’éditeur compte bien sur la notoriété de Titeuf pour fourguer cette «Histoire d’hommes», qui, pour être plus précis, est une intrigue sentimentale sur un thème proche de celui développé par la chanson de Patrick Bruel : «On s’était dit rendez-vous dans dix ans.» Qui peut bien être intéressé par ce genre d’intrigue psycho-sexuelle ? Surtout que les types ne sont même pas gays. Et que Zep ne parvient pas à transcender le sujet comme Patrick Bruel.

    J’imagine que c’est difficile pour un éditeur de refuser à quelqu’un comme Zep de publier son album, même quand le truc est complètement raté, jusqu’à la colorisation, un genre de camaïeu cafardeux fait pour convaincre les lecteurs de Télérama ou les téléspectateurs d’Arte.

    Avec Titeuf, on se situe plus dans le phénomène de société que véritablement dans la BD. J’ai ouï-dire que Zep a une nouvelle copine, et souvent les mecs font ça pour marquer le coup : ils dédient leur nouveau bouquin à leur nouvelle copine, quitte à changer un peu de style et à faire un «break» symbolique.

     Du reste il est vrai, comme cela a déjà été dit, qu’il est difficile pour un auteur spécialisé dans la littérature pour enfants de persister pendant des lustres dans cette voie, à moins qu’il ne soit lui-même pédophile comme Lewis Carroll ou bon nombre d’auteurs qui écrivent spécialement pour les gosses, se sentant «en phase» avec eux.

     

    Par conséquent Zep peut avoir de bonnes raisons de vouloir se débarrasser de Titeuf pour passer à autre chose, comme Hergé finit par en avoir sa claque de Tintin, ou Franquin de Spirou & Fantasio. On lui souhaite d’y arriver.

    Une Histoire d'Hommes, Zep, rue de Sèvres.

  • La Revue dessinée

    La «Revue dessinée» paraît dans un contexte de crise de confiance du public dans la pressewebzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,la revue dessinée,information,antipub,orwell,guerre froide,congo,marine nationale,gaz de schiste,wikileaks,xxi,cabu,ted rall,salvador allende,numérique,geek d’information, à des degrés divers. D’abord militants de gauche et de droite se renvoient les accusations de détournement de l’information à des fins de propagande; plus précisément certains mouvements apolitiques comme le mouvement «antipub» font valoir que la notion de «temps de cerveau disponible» prime désormais sur l’information et nuit à la liberté d'expression; enfin des groupuscules anonymes, campant sur la Toile, remettent Orwell au goût du jour et font valoir que l’information n’est qu’une des armes parmi l’arsenal disponible au service de la guerre froide entre blocs continentaux. L’affaire des vraies-fausses armes de destruction massive irakiennes, ou plus récemment l’affaire Wikileaks, est venue renforcer la crédibilité du discours antitotalitaire dans le grand public.

    «La Revue dessinée» (15500 ex.) ne prend pas position dans ce débat, en dépit d’une couverture montrant un homme au crayon entre les dents, l’air bien décidé à ne pas s’en laisser conter. Cette nouvelle revue oppose plutôt une manière artisanale de présenter l’information aux techniques quasi-industrielles désormais en vigueur. Elle se donne en outre pour objectif de fournir du travail aux auteurs de bande-dessinée dans la dèche.

    Maquettée aux petits oignons et casher de toute pub, la «Revue dessinée» vise, au vu de son premier sommaire, un public plutôt jeune et écolo. En effet, elle traite de façon didactique et en BD de différents sujets tels que l’agriculture dans le Nord de la France, les répercussions des soubresauts de la politique congolaise en Belgique (clin-d’œil au fameux reporter du «Petit XXe» ?), l’extraction du gaz de schiste, les conditions de vie des animaux dans les zoos, la chute du régime de Salvador Allende, les aventures d'une frégate de la marine nationale, la chronique des progrès du matériel informatique... La formule évoque le magazine «XXI», lui aussi dédié au reportage, qui cartonne actuellement en librairie.

    Admiratif de l’Américain Ted Rall (pour son audace), et de Cabu (pour sa capacité d’observation), je dois dire que je suis un peu déçu par ce premier numéro, bien que le reportage sur la flambée du coût des terres arables dans le Nord ait retenu mon attention. Pourquoi vouloir faire absolument du reportage BD en respectant les conventions de la BD ? Cette méthode, propice aux récits destinés aux enfants, a l’inconvénient de diluer le propos et de faire perdre au dessin une partie de son impact. Les reportages de Cabu, du temps de son alacrité, étaient un modèle du genre; en deux ou trois dessins, Cabu parvient par exemple à vous dégoûter de la culture japonaise masochiste : c’est ça le journalisme d’information utile dessiné.

    De même, malgré l’effort de certains reporters pour introduire un peu de satire, notamment M. Montaigne dans son reportage sur les ménageries, le ton est dans l’ensemble un peu compassé. Pourtant la gravité des présentateurs des journaux télévisés, en particulier ceux qui présentent les bulletins météos ou les prévisions économiques à moyen terme, est loin d’être une garantie de sérieux.

    Le quotidien «La Croix» juge lui, au contraire, la «Revue dessinée» «drolatique» (mais c’est «La Croix»).

    Bien sûr ce n’est pas une mince gageure de créer ou recréer de toutes pièces une méthode de journalisme qui exige des qualités exceptionnelles d’indépendance, de recul sur l’information, ainsi que des facultés d’observation aiguisées. Le centralisme et le dirigisme spécifiques à la société civile française font en outre des initiatives pour développer une presse indépendante de véritables exploits… en attendant que la France connaisse à son tour une glastnost. On va donc suivre les progrès de la «Revue dessinée» de près (prochain n° en décembre).

    La "Revue dessinée", 15 euros, 230 p. (existe aussi en version numérique pour les geeks, sur abonnement).

  • Cher Régis Debray***

    Après avoir fait dialoguer un vigneron et un auteur de BD («Les Ignorants», 2011), les éditions webzine,gratuit,bd,zébra,fanzine,critique,kritik,cher régis debray,alexandre franc,futuropolis,philosophe,terrain,alain finkielkraut,che guevara,bhl,malraux,simone weil,sartre,tintin,hergé,picaros,san theodoros,astérix,tournesol,lénine,christ,kafka,académie françaiseFuturopolis font cette fois-ci dialoguer un philosophe et un auteur de BD dans «Cher Régis Debray». La façon dont cet éditeur procède est étonnante – comme qui dirait selon un plan d’urbanisation (on rase le village des Schtroumpfs, et on trace des perspectives plus sérieuses à la place).

    Moins méprisant que son collègue Alain Finkielkraut à l’égard de la BD, Régis Debray a donc accepté de jouer le jeu d’une correspondance avec Alexandre Franc, jeune auteur dans le style «ligne claire».

    A priori cette initiative ne paraît pas aussi excitante que le projet de Tintin de remettre Al Capone entre les mains de la police de Chicago. Cependant, Régis Debray fait partie des philosophes post-modernes «de terrain», comme BHL, Malraux, Simone Weil ou Sartre ; on a vu Régis Debray en compagnie de Che Guevara, ce qui ne compte pas pour rien dans l’admiration qu’Alexandre Franc lui voue. Régis Debray allie l’intrépidité de Tintin aux facultés du Pr Tournesol… sans oublier les moustaches d’Astérix, note malicieusement A. Franc. Le parallèle avec Tintin s’impose puisque Hergé déclara s’être inspiré de la rencontre entre Debray et le «Che» pour son album «Tintin et les Picaros» (situé au San Théodoros, république imaginaire d’Amérique latine en proie au coup d’Etat permanent).

    Malgré les apparences, cette correspondance ne sort pas du registre de l’aventure. Une fois adultes, que devient l’aspiration à l’héroïsme de gosses baignés dans le culte de héros de papier, capables de supplanter l’exemple d’un père trop prosaïque ? Le philosophe post-moderne de terrain n’est-il qu’un avatar de Tintin ou de Corto Maltese ? A quoi bon exalter autant l’héroïsme, si c’est pour finir dans la peau d’un bobo, à torcher des marmots dans un pavillon de banlieue sécurisée ? Questions posées directement ou en filigrane par Alexandre Franc.

    A cette question sous-jacente de l’héroïsme, qu’il ne veut pas assumer, Régis Debray se dérobe grâce à des formules spirituelles. Il faut dire à sa décharge que la République française est sans doute le régime le plus contradictoire et perturbateur de la notion d’héroïsme que la France a jamais connu ; elle assume ses « philosophes des Lumières », mais pas la Terreur et les massacres ; ses valeurs laïques, mais par leur usage à des fins de conquête coloniale ; son corps enseignant, mais pas la soumission aux règles de la compétition commerciale, etc. (Au domicile du philosophe, on aperçoit d’ailleurs un buste de Lénine et un portrait de… Kafka !) Le « patriotisme de gauche » ressemble beaucoup à l’ancien culte de l’Eglise romaine, absoute de ses crimes comme par enchantement. Debray est le philosophe-apôtre qui a vu le Christ-Che Guevara vivant.

    Tout l’intérêt du bouquin, derrière l’amabilité un peu outrée d’Alexandre Franc, tient dans la prise de bec entre le philosophe et l’artiste post-modernes. Ainsi Régis Debray tente de résister à sa transformation en personnage de bande-dessinée ; d’autant plus qu’on lui fait une tête de chat, sans doute l’animal le moins franc et héroïque. Il réplique en soulignant le côté macabre, de «mise en boîte» de la BD ; c’est d’ailleurs la dernière tendance architecturale en général, pas spécialement celle de la BD ou d’A. Franc.

    Cependant l’auteur de BD, sur son terrain, a le dessus : on imagine Debray comme on imaginerait Tintin, chauve et mélancolique (Debray a rasé sa moustache), rangé des voitures et briguant une place à l’Académie française.

    En refermant ce bouquin, je ne donne pas cher du philosophe post-moderne en comparaison de Tintin.

    Cher Régis Debray, par Alexandre Franc, Futuropolis, sept. 2013.