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critique - Page 18

  • Monsieur le chien, je présume ?****

    Avec son optimisme de rigueur, la dictature de la croissance n'est guère favorable à l'humour. Lewebzine,bd,gratuit,fanzine,zébra,bande-dessinée,kritik,critique,chaval,yvan le louarn,jean-maurice bosc,alphonse allais,delfeil de ton,antisémitisme,collaborationnisme,bordeaux cynisme désespéré d'Yvan Le Louarn, alias Chaval, est par conséquent un excellent tempérament. Natif de Bordeaux, Chaval aurait pu se contenter d'être mélancolique comme Montaigne ou Juppé (toutes proportions gardées).

    C'est une idée judicieuse de la part des "Cahiers dessinés" de rééditer une collection de dessins de cet humoriste. Le thème animalier est peut-être une moins bonne idée. Certains préféreront le trait plus léger de Bosc, d'une dizaine d'années son cadet, aux cernes de Chaval, rançon peut-être de travaux alimentaires dans le domaine publicitaire (où il vaut mieux dire les choses deux fois qu'une) ? Cela dit, Bosc et Chaval sont "grosso modo" de la même trempe, excellant à mettre en exergue de façon comique le - ou plutôt les très nombreux grains de sable dans la mécanique des affaires humaines.

    Comme l'humour de son maître Alphonse Allais, l'humour de Chaval est assez inégal : il va du simple jeu de mots (le genre de gag qui fait rire les médecins), à la critique plus subtile de l'homme et de la société. Le prestige de Chaval équivaut celui de "Hara-Kiri" peu après.

    Brève préface de Delfeil-de-Ton, delfeil-de-tonesque. Chaval a été tardivement accusé (après sa mort) de collaborationnisme et d'antisémitisme. Il a notamment dessiné dans ses jeunes années pendant l'Occupation deux Juifs portant l'étoile jaune : le premier demande au second, qui a deux étoiles cousues : - On t'a fait un prix ? On peux trouver que cet humour n'est pas excellent ; mais si les humoristes sont parfois des martyrs, ils ne sont pas des dieux vivants, infaillibles.

    Une dernière remarque sur les circonstances comiques du suicide de Chaval. Il se présente comme l'apothéose de son oeuvre. Comme son mari la trompait, la femme de Chaval s'est suicidée ; celui-ci en a conçu de la mélancolie et a mis fin à son tour à ses jours en employant le gaz, laissant sur la porte de la cuisine un panneau prévenant : "Attention, danger d'explosion.", sachant sans doute qu'il exécutait là son meilleur gag. L'histoire paraît trop belle pour être vraie, le genre qu'on invoque pour dire que la réalité dépasse la fiction.

    webzine,bd,gratuit,fanzine,zébra,bande-dessinée,kritik,critique,chaval,yvan le louarn,jean-maurice bosc,alphonse allais,delfeil de ton,antisémitisme,collaborationnisme,bordeauxD'autres spécialistes de l'humour noir ont connu une telle fin, qui fait penser à un clin-d'oeil du destin. Plus encore que dieu, Chaval et d'autres humoristes de ces années-là nous montrent que c'est la mort qui est sacrée et tient les foules ridicules en respect.

    Monsieur le chien, je présume ? par Chaval, préface de Delfeil de Ton, éds. Les Cahiers dessinés, 2015.

  • Revue Jade**

    La dernière livraison de la revue "Jade" (janvier 2015), dirigée par X. Guilbert (site web "Du9") fait le bilanwebzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,revue,jade,xavier guilbert,morvandiau,gilles rochier,interview,pénélope bagieu,charlie-hebdo,olivier texier des efforts de certains auteurs de BD pour être reconnus comme des artistes à part entière (X. Guilbert aime bien les bilans). Il semble qu'un doute s'installe, et que la médaille de chevalier des Arts et Lettres remise naguère à Pénélope Bagieu en grande pompe au festival d'Angoulême soit l'arbre qui cache la forêt.

    Au fond, la question de la légitimité de la BD n'a pas grand intérêt. La poésie a beau être reconnue depuis l'Antiquité comme un art supérieur, les poètes contemporains n'en sont pas moins contraints, pour 99,9% d'entre eux, de garder leurs vers sous le coude. D'ailleurs si la gloire de Rimbaud fait sans doute rêver beaucoup d'écoliers, peu d'entre eux supporteraient de vivre ne serait-ce qu'un week-end, en enfer. Or, dans l'art moderne, il faut savoir se trancher les veines pour être reconnu ; ne pas oublier que le public, y compris le plus distingué, aime la chair fraîche - voyez "Charlie-Hebdo".

    On peut néanmoins "picorer" "Jade". Une interview de Morvandiau, organisateur jadis à Rennes d'un festival de BD aujourd'hui défunt, lève un peu le voile sur les arcanes du CNL (conseil national du livre) et les subventions qu'il accorde aux festivals et à certains auteurs de BD. Le CNL semble une organisation crypto-soviétique nimbée de mystère.

    Dans une autre interview, Gilles Rochier, auteur de BD issu d'un milieu ouvrier modeste, raconte comment le prix qu'il reçut à Angoulême a changé la façon dont son entourage le regarde.

    Mon morceau de "Jade" préféré : une petite BD d'Olivier Texier dans laquelle celui-ci imagine un gouvernement futur doté d'un ministère de la bande-dessinée et d'un secrétaire d'Etat au fanzine. Vous ne devinez pas quel auteur de BD sera élu président de la République en 2022 ?

    Jade #661U, collectif dirigé par X. Guilbert, éds. 6 Pieds sous terre, janvier 2015.

     

     

  • En même temps que la jeunesse***

    J'étais le moins prédisposé à dire du bien de cette BD sur le rugby : en effet, d'après mon expérience ce sport exige une discipline militaire ennuyeuse et une bonne dose de masochisme. Le sentimentalisme du rugbyman ordinaire, son culte de la boisson et des femmes, rendent la 3e mi-temps pire que tout le reste de la partie.

    J'ai déjà vu des types qui, après avoir fracassé trois mâchoires, démis deux épaules et brisé un nez avec le sentiment du devoir accompli, s'empressaient une fois le match terminé d'envoyer des SMS à leur fiancée, échauffés par ces préliminaires. En un mot, le rugby est un sport républicain. Ceswebzine,bd,zébra,gratuit,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,jean harambat,rugby,en même temps que la jeunesse,actes sud remarques valent d'autant plus au niveau amateur où le manque d'entraînement et de soigneur compétent multiplie la "casse". Cela dit, après cet avertissement, nous pouvons faire l'apologie de la BD de Jean Harambat en ayant la conscience tranquille.

    Celui-ci parvient à tirer de ce sport séquentiel une ode au rugby. Son personnage d'ailier, commis aux débordements de la ligne adverse, voyage aux quatre coins du monde, jouant dans la réserve de clubs argentin, brésilien, africain, espagnol, australien, irlandais... pour la beauté du geste. Le temps de l'exaltation physique est celui de la jeunesse, d'une sensation de liberté pour les hommes, en dépit des codes et règles de ce sport, auxquels la tactique confère un peu de magie. Peu d'hommes savent s'accommoder de la vieillesse - la plupart sont nostalgiques de leur apogée physique. Le Landais Harambat, outre les stades et les vestiaires, les bars, fréquente aussi les librairies, ce qui ajoute un peu de vernis à ses muscles, de douceur à sa poésie inspirée des contacts homosexuels rugueux du rugby. Peut-être aussi, qui sait, un peu de fadeur, car le rugby n'est jamais qu'un ersatz de la guerre, une manière d'assouvir la violence pendant la trêve, aussi légalement que possible.

    Le trait de croquiste, sec et nerveux, à la manière de Beuville, est pour beaucoup dans cette poésie ; la couleur d'imprimerie un peu lourde, sans doute superflue.

    En même temps que la jeunesse, Jean Harambat, Actes-Sud BD, 2011.

  • Panthère**

    Si les BD étaient des foulards pour dames, « Panthère », du Néerlandais Brecht Evens, auraitwebzine,bd,gratuit,fanzine,gratuit,bande-dessinée,critique,panthère,brecht evens,séduction,noceurs,actes sud,dali, beaucoup de succès, car il est plein de couleurs chatoyantes ; ce dessinateur nous en met plein les mirettes, comme un kaléïdoscope.

    D’histoire, ne cherchez pas, « Panthère » est pure fiction, un rêve érotique, aux antipodes des fantasmes macabres de Dali. Quelqu’un a dit que la peinture du Nord est chaude, colorée, par contraste avec le climat des pays du Nord, tandis que la peinture des Méridionaux est froide, pourvoyeuse d’ombre, au contraire.

    Une fillette a perdu son chat, que son père a fait piquer pour abréger ses souffrances. Une panthère vient alors hanter la fillette, séduisante, joueuse, enveloppante, d’un tout autre calibre, si je puis dire, que le chaton. Les adeptes de Freud traduiront sans peine ces métaphores, dont Brecht Evens se sert pour faire étalage de sa propre capacité à séduire. Le thème de la séduction était déjà celui des « Noceurs » (2010), mettant en scène un personnage charismatique tel qu’on peut en croiser parfois dans les soirées mondaines, captant l’attention de tous, en particulier des femmes, excitant parfois la jalousie de leurs rivaux.

    L’amateur de musique sera comblé par une telle symphonie de couleurs. Les autres seront un peu déçus par le côté un peu répétitif et creux du propos.

    A noter que l’auteur expose ses planches à Paris, où il vit, à la galerie Martel jusqu’à la fin du mois de janvier.

     

    Panthère, par Brecht Evens, Actes Sud BD, novembre 2014.

  • Au coin de ma mémoire

    Sous ce titre, Francis Groux a publié ses mémoires en 2011. Dans un style direct et clair, il se souvientwebzine,zébra,bd,gratuit,fanzine,bande-dessinée,kritik,critique,francis groux,au coin de ma mémoire,plg,festival angoulême,groensteen,goscinny,boucheron surtout du festival d’Angoulême, dont il fut un des principaux fondateurs et organisateurs, bien qu’il insiste sur le dévouement d’une équipe de bénévoles angoumoisins pour expliquer le succès rapide du festival. Ces souvenirs permettent ainsi de découvrir les coulisses d’un festival, qui dès la première édition rassembla une dizaine de milliers de visiteurs, ce qui lui permit d’emblée de rivaliser avec une ou deux manifestations plus anciennes, et de s’imposer assez vite comme le premier festival de BD-franco-belge.

     L’affirmation du préfacier, T. Groensteen, selon laquelle le festival d’Angoulême a contribué à la reconnaissance de la bande-dessinée en tant qu’art est une pure pétition de principe. Pour le public de la BD franco-belge comme pour ses principaux acteurs, la question de la « reconnaissance de la bande-dessinée » est dépourvue d’intérêt (Goscinny se moquait ouvertement des thèses universitaires sur « Astérix et Obélix » et de leur caractère spéculatif). En un sens, le service rendu par la BD à Angoulême en termes de notoriété est sans doute plus grand. Les souvenirs de Francis Groux le démontrent assez : il n’est pas tant question dans ce livre d’art ou de bande-dessinée, que d’un phénomène culturel mêlant marketing politique, business éditorial et engouement du public pour des héros populaires, que le festival permet d’approcher, ainsi que leurs créateurs. C’est ce qui fait l’intérêt documentaire du livre de Francis Groux, dont la passion est double : non seulement pour la bande-dessinée franco-belge et ses auteurs, que ses responsabilités d’organisateur vont lui permettre de côtoyer, mais aussi pour sa région d’origine, à qui la réputation bientôt internationale du festival bénéficiera selon-lui.

    F. Groux est conscient du mélange des genres, et, par exemple, du poids croissant de considérations d’ordre marketing au fil des années. Si le point de vue de F. Groux n’est pas critique, il est lucide. Il fait état d’une préférence pour les premières éditions du festival et leur bonhomie, tout en s’efforçant de ne pas trop céder à la nostalgie.

     Encore une fois, on se dit que la BD franco-belge est une affaire de boy-scouts, puisque Francis Groux dit avoir puisé dans ce mode d’éducation ses valeurs. Il en profite d’ailleurs pour rendre hommage au seul illustrateur du mouvement boy-scout un peu célèbre, Pierre Joubert. Grosso modo, F. Groux est ce qu’on appelle un « chrétien de gauche » (ou ce qu'on appelait, tant l’espèce semble en voie de disparition), issu d’un milieu modeste, et qui avoue avoir perdu la foi de son enfance pour devenir « déiste ou athée » (sic), ce qui n’est pas exactement la même chose mais permet de cerner la véritable religion de cet homme - le civisme. Lorsque Francis Groux s’éloigne du sujet qui fait l’intérêt principal de ce livre, le fameux festival, pour pendant quelques pages faire état de ses valeurs et engagements, l’intérêt faiblit. Cependant ces pages soulignent utilement l’adéquation entre le civisme de l’auteur, à quoi on peut ajouter le goût de l’action et du sport, et l’esprit de la BD franco-belge, qui a produit de nombreux héros du type « civique et engagé ». Elles permettent de comprendre que Francis Groult, à la barre de ce festival, trouva à s’épanouir dans ce mode d’action culturelle.

     L’enjeu politique et économique du festival, persistant aujourd'hui (chaque édition ou presque est précédée d’un mini-scandale politico-médiatico-économique), F. Groux l’illustre d’emblée en racontant que, dès la première édition, découvrant à son grand étonnement l’intérêt des journalistes pour le festival de BD qui se tenait dans sa ville en son absence, le maire d’Angoulême rappliqua dare-dare pour profiter lui aussi du crépitement des flashs. On a vu, lors de festivals plus récents, bien plus que de simples élus locaux se montrer au Festival international d’Angoulême et y décerner des médailles (à quoi on ne peut mesurer la reconnaissance d’un art, contrairement aux jambons, vins et fromages). Néanmoins l’auteur se montre plus sévère avec les éditeurs qu’avec les hommes politiques, accusant plutôt ceux-là d’avoir fait perdre au festival une bonne partie de sa fraîcheur.

     F. Groux ne manque pas de raconter quelques anecdotes croustillantes, mettant parfois en scène les auteurs de BD dans des situations qui ne sont pas à leur avantage. Mais son côté « boy-scout » le retient peut-être d’en dire plus, par pudeur ou admiration des auteurs concernés ? Pour la même raison sans doute, F. Groux tient aussi nettement à se démarquer de personnalités d’extrême-droite, proches du FN, un peu sulfureuses ; tout en qualifiant l’éviction, par les organisateurs, des éditions du Triomphe (1999), éditeur proche des milieux catholiques intégristes, d’acte de censure qu’il dit désapprouver à titre personnel.

     L’ouvrage vaut donc pour les qualités de son auteur, c’est-à-dire une présentation claire, didactique et qui ne manque pas de franchise des coulisses du festival d’Angoulême, des débuts où l’amateurisme prévalait, jusque à la manifestation d’ampleur bien rodée qu’il est devenu. La limite de cette présentation claire et sans complexe est peut-être le manque de recul ou d’esprit critique sur certains sujets. On sent que des liens affectifs lient l’auteur au festival, par exemple qu’il évite de s’appesantir sur la tournure commerciale prise par cette manifestation. L’aspect économique est le plus difficile à évaluer. Etude statistique à l’appui, Francis Groux souligne le bénéfice de la tenue du festival pour Angoulême et sa région. Mais les milieux culturels ne sont-ils pas victimes eux aussi d’une certaine « euphorie de la croissance », du fait que leurs activités sont liées à un modèle de développement économique capitaliste ? Avant tout le festival d’Angoulême est une entreprise de communication, au service d’une collectivité locale et de quelques éditeurs de taille modeste – Média-participation n’est pas LVMH. Or la communication est ce qui constitue, sans vouloir faire de jeu de mot, une « bulle spéculative » et des investissements parfois malencontreux. S’agissant d’Angoulême, on est d’autant plus tenté d’évoquer le sujet que la fuite de son député-maire Boucheron en Argentine, après avoir placé la ville en cessation de paiement, a défrayé la chronique. Or F. Groux, à propos de Boucheron, préfère souligner son caractère sympathique, cela bien que la littérature (BD comprise) nous éclaire sur le fait que c’est une caractéristique des escrocs.

     Outre une édition luxueuse, ces mémoires bénéficient d'un iconographie abondante (photos, dessins, dédicaces), et d'un index très utile.

     Au coin de ma mémoire, Francis Groux, éds. PLG, 2011.

  • Sukkwan Island***

    Le drame familial qui nous est narré dans « Sukkwan Island » apporte d’une certaine façon de l’eau auwebzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,bande-dessinée,critique,sukkwan island,david vann,prix médicis,hugo bienvenu,denoël graphic,américain,derf backderf,dahmer moulin d’Eric Zemmour et sa thèse sur la démission des pères modernes, le recul de la virilité. En effet Jim, dentiste, quadragénaire et divorcé, personnage principal de cette BD adaptée d’un roman à succès, sous prétexte de se ressourcer en pleine nature en compagnie de son fils Roy, va faire vivre à celui-ci un enfer et l’entraîner dans sa chute. Car Jim craque complètement et va s’évertuer à décevoir le peu d’espoir que Roy avait placé dans ce paternel tout ce qu’il y a de plus viril en apparence. L’impasse dans laquelle se trouve Jim, ainsi qu’il l’avoue impudiquement à son fils, tient à ce qu’il ne peut se passer de la compagnie d’une femme, en même temps qu’il n’en trouve aucune prête à supporter son tempérament instable et ses infidélités. Profitant d’une liaison radio intermittente entre l’île de Sukkwan et le continent, Jim s’efforce de ramener sa dernière compagne à de meilleurs sentiments à son égard, sous les yeux de son fils consterné.

    On peut penser que « Sukkwan Island » se base sur une situation et des faits particuliers, que David Vann, l’auteur américain du roman original dit d’ailleurs puisés dans ses propres souvenirs. Mais les « romans graphiques » américains, souvent importés des Etats-Unis par de petites maisons d’édition indépendantes, ou des directeurs de collections secondaires, présentent souvent, ne serait-ce qu’en toile de fond, de tels drames familiaux. On pense par exemple à Alison Bechdel et l’examen détaillé de sa situation familiale compliquée, entremêlé de considérations empruntées à la psychanalyse. Cette romancière a consacré à chacun de ses deux parents une épaisse BD. Mentionnons aussi Derf Backderf (« Mon ami Dahmer »), qui dans son portrait du tueur en série Jeffrey Dahmer, montre les parents du futur assassin en proie à leurs obsessions ou turpitudes, au point que leur fils se retrouve presque entièrement livré à lui-même ; on ferait trop hâtivement, affirme Backderf, le lien de cause à effet entre les crimes de Dahmer et la déchéance de ses parents (lui, névrotique, elle, droguée), car une telle déchéance familiale était plutôt commune il y a une trentaine d’années dans cette petite ville de province de l’Ohio, contrastant avec son cadre bucolique idyllique.

    Impossible de juger le travail d’adaptation, quand on n’a pas lu le roman original de D. Vann, prix Médicis du meilleur roman étranger (2010), dont le tirage atteignit 250.000 ex., ce qui ne permet pas de porter un jugement sur la qualité de ce roman, mais témoigne de sa modernité. Le dessin de Ugo Bienvenu, chargé de l’adaptation, est un peu trop sec et méticuleux ; il souligne à l’excès le côté pathétique de l’histoire, et surtout rétrécit le cadre naturel grandiose. Un dessin plus naturaliste aurait peut-être été souhaitable, car la nature joue un rôle important dans le déroulement du récit. L’idée virile du père d’aller y puiser des forces nouvelles, bien qu’elle se solde par un fiasco, est un point de départ judicieux. La nature, anciennement symbole de puissance, a connu au fil du temps une dévaluation parallèle à celle de la force virile, dont les dernières cultures traditionnelles sont seules à entretenir encore le culte.

     

    Sukkwan Island, Ugo Bienvenu, d’après un roman de David Vann, Denoël Graphic, 2014.

  • Plateforme**

    L’éditeur Les Contrebandiers propose l’adaptation d’un best-seller de Michel Houellebecq, « Plateforme »webzine,zébra,gratuit,fanzine,bd,critique,bande-dessinée,kritik,alain dual,michel houellebecq,plateforme (2002), dessinée par Alain Dual. Le parfum de scandale qui avait contribué au succès de ce roman sociologique s’est un peu éventé entre-temps ; peut-être l’auteur a-t-il rallié à son point de vue désabusé sur le monde une partie de l’opinion ? Les piques contre l’islam et les musulmans, assez banales, presque voltairiennes, qui ont valu à M. Houellebecq des poursuites judiciaires naguère, sont beaucoup moins taboues aujourd’hui ; sous divers prétextes : l’athéisme, la laïcité, le nationalisme, les pamphlets contre l’islam se sont multipliés depuis. Mais, puisque l’écrivain s’apprête à publier un nouveau roman (« Soumission »), on verra bientôt s’il a perdu de sa force provocatrice, dirigée principalement dans « Plateforme » contre l’idéologie bien-pensante de gauche. L’impact de ces provocations venait d’une forme d’humour iconoclaste que l’on retrouve moins dans la bande-dessinée, pourtant supervisée par le romancier (sauf peut-être à propos des artistes contemporains, dont les gadgets saugrenus sont ridiculisés).

    Le thème de la sexualité obsède l’écrivain, notamment les difficultés de la sexualité virile de s’épanouir dans la société moderne. Michel, hologramme du romancier, décrit ainsi un conflit entre les sexes s’intensifiant à mesure de la volonté des femmes d’égaler les hommes en termes de carrière et de réussite professionnelles. Houllebecq, ou plutôt son antihéros Michel, ajoute que le tourisme sexuel tire profit de la frustration des jeunes mâles occidentaux. « Le tourisme sexuel est l’avenir de l’humanité.», proclame-t-il. Cet aspect n’avait pas manqué de susciter aussi la controverse, bien que les enquêtes d’opinion ont montré que « Plateforme » a été bien accueilli par le public féminin. Michel déclare à sa nouvelle conquête, ou plutôt à la femme qu’il a séduite involontairement par sa timidité et sa réserve, Valérie, que le développement du tourisme sexuel ne manquera pas de se heurter, en France et aux Etats-Unis, à l’hostilité des féministes ; à quoi celle-ci rétorque que la demande d’activités touristiques sexuelles n’est pas moins grande parmi les femmes.

    Le point le plus frappant dans « Plateforme », et qui a bien été conservé dans l’adaptation, c’est le mélange d’observations cyniques et d’un sentimentalisme presque « fleur bleue » dans les propos de Michel, sentimentalisme qui se traduit par la quête idéale de l’âme sœur, de la « princesse charmante » qu’il finit par trouver au tournant de son existence, « dépourvue des traits de caractère qui rendent si difficile d’aimer les femmes et de les faire jouir » (je cite de mémoire), avant qu’un attentat terroriste ne le ramène à son état de célibataire trop lucide pour regarder le monde sans en tirer de l’amertume. Cet effort pour lutter contre les bons sentiments, tout en y cédant, est un peu surprenant. « Plateforme » a un côté roman « Harlequin ».

    Les scènes de sexe explicites sont, comme dans le roman, trop nombreuses et superflues ; elles traduisent sans doute le goût de l’auteur pour une sexualité ni trop sadienne, ni trop puritaine (de temps en temps Michel et sa dulcinée convoquent une tierce personne en bonus), par conséquent assez banale. Et si Michel Houllebecq était une femme comme les autres ?

    Plateforme, Michel Houellebecq & Alain Dual, Les Contrebandiers, 2014.