Sous ce titre, Francis Groux a publié ses mémoires en 2011. Dans un style direct et clair, il se souvient surtout du festival d’Angoulême, dont il fut un des principaux fondateurs et organisateurs, bien qu’il insiste sur le dévouement d’une équipe de bénévoles angoumoisins pour expliquer le succès rapide du festival. Ces souvenirs permettent ainsi de découvrir les coulisses d’un festival, qui dès la première édition rassembla une dizaine de milliers de visiteurs, ce qui lui permit d’emblée de rivaliser avec une ou deux manifestations plus anciennes, et de s’imposer assez vite comme le premier festival de BD-franco-belge.
L’affirmation du préfacier, T. Groensteen, selon laquelle le festival d’Angoulême a contribué à la reconnaissance de la bande-dessinée en tant qu’art est une pure pétition de principe. Pour le public de la BD franco-belge comme pour ses principaux acteurs, la question de la « reconnaissance de la bande-dessinée » est dépourvue d’intérêt (Goscinny se moquait ouvertement des thèses universitaires sur « Astérix et Obélix » et de leur caractère spéculatif). En un sens, le service rendu par la BD à Angoulême en termes de notoriété est sans doute plus grand. Les souvenirs de Francis Groux le démontrent assez : il n’est pas tant question dans ce livre d’art ou de bande-dessinée, que d’un phénomène culturel mêlant marketing politique, business éditorial et engouement du public pour des héros populaires, que le festival permet d’approcher, ainsi que leurs créateurs. C’est ce qui fait l’intérêt documentaire du livre de Francis Groux, dont la passion est double : non seulement pour la bande-dessinée franco-belge et ses auteurs, que ses responsabilités d’organisateur vont lui permettre de côtoyer, mais aussi pour sa région d’origine, à qui la réputation bientôt internationale du festival bénéficiera selon-lui.
F. Groux est conscient du mélange des genres, et, par exemple, du poids croissant de considérations d’ordre marketing au fil des années. Si le point de vue de F. Groux n’est pas critique, il est lucide. Il fait état d’une préférence pour les premières éditions du festival et leur bonhomie, tout en s’efforçant de ne pas trop céder à la nostalgie.
Encore une fois, on se dit que la BD franco-belge est une affaire de boy-scouts, puisque Francis Groux dit avoir puisé dans ce mode d’éducation ses valeurs. Il en profite d’ailleurs pour rendre hommage au seul illustrateur du mouvement boy-scout un peu célèbre, Pierre Joubert. Grosso modo, F. Groux est ce qu’on appelle un « chrétien de gauche » (ou ce qu'on appelait, tant l’espèce semble en voie de disparition), issu d’un milieu modeste, et qui avoue avoir perdu la foi de son enfance pour devenir « déiste ou athée » (sic), ce qui n’est pas exactement la même chose mais permet de cerner la véritable religion de cet homme - le civisme. Lorsque Francis Groux s’éloigne du sujet qui fait l’intérêt principal de ce livre, le fameux festival, pour pendant quelques pages faire état de ses valeurs et engagements, l’intérêt faiblit. Cependant ces pages soulignent utilement l’adéquation entre le civisme de l’auteur, à quoi on peut ajouter le goût de l’action et du sport, et l’esprit de la BD franco-belge, qui a produit de nombreux héros du type « civique et engagé ». Elles permettent de comprendre que Francis Groult, à la barre de ce festival, trouva à s’épanouir dans ce mode d’action culturelle.
L’enjeu politique et économique du festival, persistant aujourd'hui (chaque édition ou presque est précédée d’un mini-scandale politico-médiatico-économique), F. Groux l’illustre d’emblée en racontant que, dès la première édition, découvrant à son grand étonnement l’intérêt des journalistes pour le festival de BD qui se tenait dans sa ville en son absence, le maire d’Angoulême rappliqua dare-dare pour profiter lui aussi du crépitement des flashs. On a vu, lors de festivals plus récents, bien plus que de simples élus locaux se montrer au Festival international d’Angoulême et y décerner des médailles (à quoi on ne peut mesurer la reconnaissance d’un art, contrairement aux jambons, vins et fromages). Néanmoins l’auteur se montre plus sévère avec les éditeurs qu’avec les hommes politiques, accusant plutôt ceux-là d’avoir fait perdre au festival une bonne partie de sa fraîcheur.
F. Groux ne manque pas de raconter quelques anecdotes croustillantes, mettant parfois en scène les auteurs de BD dans des situations qui ne sont pas à leur avantage. Mais son côté « boy-scout » le retient peut-être d’en dire plus, par pudeur ou admiration des auteurs concernés ? Pour la même raison sans doute, F. Groux tient aussi nettement à se démarquer de personnalités d’extrême-droite, proches du FN, un peu sulfureuses ; tout en qualifiant l’éviction, par les organisateurs, des éditions du Triomphe (1999), éditeur proche des milieux catholiques intégristes, d’acte de censure qu’il dit désapprouver à titre personnel.
L’ouvrage vaut donc pour les qualités de son auteur, c’est-à-dire une présentation claire, didactique et qui ne manque pas de franchise des coulisses du festival d’Angoulême, des débuts où l’amateurisme prévalait, jusque à la manifestation d’ampleur bien rodée qu’il est devenu. La limite de cette présentation claire et sans complexe est peut-être le manque de recul ou d’esprit critique sur certains sujets. On sent que des liens affectifs lient l’auteur au festival, par exemple qu’il évite de s’appesantir sur la tournure commerciale prise par cette manifestation. L’aspect économique est le plus difficile à évaluer. Etude statistique à l’appui, Francis Groux souligne le bénéfice de la tenue du festival pour Angoulême et sa région. Mais les milieux culturels ne sont-ils pas victimes eux aussi d’une certaine « euphorie de la croissance », du fait que leurs activités sont liées à un modèle de développement économique capitaliste ? Avant tout le festival d’Angoulême est une entreprise de communication, au service d’une collectivité locale et de quelques éditeurs de taille modeste – Média-participation n’est pas LVMH. Or la communication est ce qui constitue, sans vouloir faire de jeu de mot, une « bulle spéculative » et des investissements parfois malencontreux. S’agissant d’Angoulême, on est d’autant plus tenté d’évoquer le sujet que la fuite de son député-maire Boucheron en Argentine, après avoir placé la ville en cessation de paiement, a défrayé la chronique. Or F. Groux, à propos de Boucheron, préfère souligner son caractère sympathique, cela bien que la littérature (BD comprise) nous éclaire sur le fait que c’est une caractéristique des escrocs.
Outre une édition luxueuse, ces mémoires bénéficient d'un iconographie abondante (photos, dessins, dédicaces), et d'un index très utile.
Au coin de ma mémoire, Francis Groux, éds. PLG, 2011.