La crise mondiale de 2008 a replacé Karl Marx sous le feu des projecteurs, tant son célèbre pronostic d'autodestruction du capitalisme a semblé soudain proche de s'accomplir : - Le pire ennemi du Capital, c'est le Capital lui-même.
L'auteur du "Capital" indique dans cette formule que le mouvement ou l'ébranlement de la société est d'abord le fait de la bourgeoisie et de son modèle économique de développement. Marx et Engels affirmaient qu'il résulterait de la faillite de l'Etat bourgeois une société meilleure - et s'efforçaient d'y concourir à leur manière, en éclairant la conscience des prolétaires à la lueur de leurs travaux.
Un film récent, "Le Jeune Karl Marx", entend redonner vie aux personnages de K. Marx et de son ami Frédéric Engels, figés dans les traits pesants de la statuaire soviétique.
On peine en effet à imaginer aujourd'hui que Marx et sa famille furent traqués dans toute l'Europe et espionnés par la police, tant voire plus que les imams qui prêchent le djihad aujourd'hui. Les élites bourgeoises redoutaient alors que les articles de Marx n'enflamment plus encore les mouvements de contestation ouvriers.
Le film de Raoul Peck parvient à ressusciter ce climat de vive tension en Europe entre le prolétariat et les "capitaines d'industrie" qui l'emploient, dans des conditions dantesques. Même si l'épicentre s'est déplacé, en même temps que le prolétariat, de l'Europe vers le continent asiatique et l'Inde, ce climat de vive tension persiste désormais à l'échelle mondiale, suivant un schéma de propagation annoncé et décrit par Marx : "Les individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère, (...) laquelle est devenue de plus en plus massive et se révèle être en dernière instance le marché mondial."
Les acteurs qui interprètent K. Marx et F. Engels sont assez convaincants. Ils évitent de prendre la pose révolutionnaire romantique, la plus éloignée du souhait de ces deux journalistes subversifs de débarrasser le mouvement révolutionnaire prolétarien de son attirail de slogans sentimentaux à base de fraternité et de "droits de l'Homme" (dénoncés comme une duperie par Marx).
Pour le reste, suivant la tendance du cinéma à verser dans l'anecdote et le détail, le film déçoit.
Les costumes d'époque ont l'inconvénient de transporter la critique marxiste dans une sorte de passé glorieux du mouvement révolutionnaire prolétarien.
Or le spectre du communisme marxiste rôde encore. Ainsi la culture de masse, produite par la bourgeoisie industrielle, qui remplace l'opium des vieilles religions tombées en désuétude, quelle peut bien être sa fonction, si ce n'est d'empêcher une prise de conscience des milieux les plus défavorisés en étouffant l'esprit critique ?
L'effort des auteurs du film est perceptible pour faire comprendre au spectateur l'originalité de la démarche de Marx, en comparaison d'autres doctrines révolutionnaires, comme celle du Français Proudhon par exemple ; mais cet effort se solde par un échec. Il est vrai que ce n'est pas une mince affaire de résumer le marxisme, car il se présente comme une "science", perfectible et inachevée, non comme une "doctrine" à l'instar de la philosophie réactionnaire de Nietzsche, plus facile à cerner.
Une part du malentendu à propos du marxisme tient précisément à ce que les mouvements politiques qui se sont réclamé de Marx ne pouvaient se passer d'une doctrine politique (voire d'une stratégie pour les plus vils), et que Marx et Engels fournissent surtout les éléments d'une science, l'Histoire.
Peut-on comprendre quelque chose au marxisme en se tenant assis dans une salle de spectacle, alors qu'il part d'un mouvement de résistance au confort intellectuel ?
"Le Jeune Marx" ("Der Junge Marx"), par Raoul Peck, octobre 2017.
NB: On voit dans le film Marx assister en compagnie d'Engels au congrès de la "Ligue des Justes", renommée lors de ce congrès "Ligue communiste", alors que seul Engels y participa.
- Ill. représentant Marx et Engels vérifiant les épreuves de la "Rheinische Zeitung" (Gazette rhénane fondée par Marx).