par l'Enigmatique LB
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par l'Enigmatique LB
Ce dessin-animé à partir des toiles de Van Gogh, racontant la fin dramatique de l'artiste, est le projet d'un couple anglo-polonais (Hugh Welchman & Dorota Kobiela), assistés par des centaines de peintre recrutés par petites annonces.
Prouesse technique, sans doute, que d'assembler des milliers d'images peintes sur toile pour former un film, néanmoins l'art de Van Gogh est tout sauf une prouesse technique ; Van Gogh signe des toiles qui émeuvent par leur simplicité. Shakespeare fait cette remarque que la rose, poussée et épanouie au centre du jardin, une fois fanée ne soutient même pas la comparaison avec l'herbe folle du bord des routes ; Van Gogh est cette mauvaise herbe qui éclipse un art devenu académique - pure perspective de voyeur.
Ce n'est d'ailleurs pas une performance d'animer les toiles de Van Gogh, car comme le confesse H. Welchman, "la peinture de Van Gogh remue".
Pour le moins discutable sur le plan esthétique -parfois la lourdeur technique inhérente au cinéma se fait sentir-, "Loving Vincent" permet de s'approcher sans voyeurisme excessif du "suicidé de la société", tel que A. Artaud résume Van Gogh justement, contre la tentative de faire entrer le peintre dans un tableau clinique.
Sautant de tableau en tableau, on suit les pérégrinations d'un jeune modèle de Van Gogh rencontré en Arles, que son père charge d'acheminer une lettre de Vincent à Théo, peu après la mort du peintre des suites d'une blessure par balle. Cela commence minable, comme une enquête de police ; qui plus est, les circonstances de la mort du peintre, présumé suicidé, sont troubles, et les histoires crapuleuses la société aime ça, pour ne pas dire qu'elle l'adore.
On comprend mieux grâce à cet enchaînement de petites mailles biographiques que l'art de Van Gogh forme un tout, dont on ne peut isoler telle ou telle toile. Vincent est pratiquement indissociable de son frère. Sa peinture est aussi étroitement liée à une quête d'infini, dévoilée par l'abondante correspondance ; Van Gogh est plus "chercheur" qu'artiste. Elle est aussi indissociable de l'insensé pari d'un pur autodidacte, venu à la peinture à l'âge de... 28 ans, et dont le temps est compté.
Difficile de ne pas croire au destin, après la cruelle ironie de la "gloire posthume" infligée à Van Gogh, ce faisceau de lumière sale, qui contraste de façon saisissante avec la quête de pureté de Vincent.
On pense ici à la fable conçue par Villiers de l'Isle-Adam, du cygne étranglé par un bourgeois à la nuit tombée, afin d'en recueillir le dernier chant mélodieux.
La Passion Van Gogh ("Loving Vincent"), par Dorota Kobiela & Hugh Welchman (Good Deed Entertainment) 2017 (à partir du 18 oct. en salles).
Caricature de Churchill/Goscinny (vers 1950)
+ Des esprits laïcs chagrins risquent de protester contre la prise en otage de René Goscinny par le musée d'art et d'histoire du judaïsme (Mahj)...
Ce musée parisien expose le travail et la biographie du scénariste de "Lucky-Luke", "Astérix", "Iznogoud", "Le Petit Nicolas" ("Goscinny, Au-delà du rire", jusqu'au 4 mars), 40 ans après sa mort, et publie un volumineux bouquin-panorama de l'oeuvre de Goscinny. Les préfaciers de cet ouvrage ont l'honnêteté de reconnaître que Goscinny n'a pas grand-chose à voir avec le judaïsme, comme beaucoup de juifs "laïcisés" soucieux d'intégration plus que de religion.
En revanche les mêmes préfaciers ne peuvent s'empêcher de nous bassiner avec le concept de "judéité", de façon assez anachronique car le nationalisme israélien qui détermine aujourd'hui surtout l'identité juive n'avait pas la même force il y a cinquante ans. Les documents d'archives présentés montrent que Goscinny était d'une famille de Juifs ukrainiens, marquée par la diaspora puisqu'elle émigra en Argentine, plus accueillante que la Russie pour les Juifs.
Au demeurant la littérature identitaire ne présente pas plus d'intérêt que la littérature régionaliste ou la littérature spécialisée.
L'originalité du scénariste Goscinny tient à ce qu'il fut un exilé (accessoirement juif ukrainien), ce qui lui procurait un certain recul par rapport à la société et la culture françaises, à quoi tient son ironie. Le village gaulois fait penser au chauvinisme laïc, typiquement français, qui pousse les Français à croire qu'ils sont exceptionnels. Sur l'institution scolaire, véritable "vache sacrée" française, Goscinny porte aussi un regard légèrement ironique et décalé dans "Le Petit Nicolas".
On découvre grâce au catalogue que Goscinny était un dessinateur plus doué que Uderzo ou Sempé, le catalogue reproduisant de bonnes caricatures (Churchill et Hitler) de sa main.
+ La ville de Montreuil a rebaptisé son centre d'art contemporain "Tignous" en hommage au caricaturiste de "Charlie-Hebdo" assassiné, et décerné une bourse Tignous (dotée de 1000 euros) au dessinateur Sylvain Priam, originaire de Martinique (le 1er "prix Tignous" a été remis au caricaturiste Giemsi).
L'ex-Garde des Sceaux Christiane Taubira a remis au lauréat sa bourse. En 2013 le parti politique guyanais de Christiane Taubira avait porté plainte contre un dessin de Miège, dessinateur de l'hebdomadaire d'extrême-droite "Minute", jugé raciste et insultant vis-à-vis de C. Taubira. Saisi également d'une plainte en métropole, le parquet avait requis une lourde amende contre l'hebdo (confirmée en appel).
C. Taubira est le symbole de la politique "progressiste" des gouvernements Ayrault et Valls. Mais, du point de vue satirique, elle représente une certaine forme de "politiquement correct"... dont le moins que l'on peut dire est que ses résultats en termes de lutte contre le racisme et les inégalités se font attendre. Comment croire que la fraternité peut résulter de dispositions légales ?
Redisons-le : le dynamisme de la presse satirique en France a toujours été lié à la capacité de petits entrepreneurs de presse satirique de prendre leur distance avec les représentants du pouvoir politique et leurs idéologies, qui revêtent tantôt un caractère démagogique, tantôt stratégique voire machiavélique.
(Ci-contre illu. de Sylvain Priam représentant une sorte de paysage oecuménique. C'est probablement fortuit si le Manneken Pis urine sur Marianne...)
Dessin de Vuillemin illustrant le processus créatif.
+ Ceux qui ont raté l'expo. Vuillemin ("L'Echo des Savanes") à la galerie Huberty Breyne pourront se rattraper en lisant l'interview qu'il donna à cette occasion, où il explique notamment dans quelles conditions il a accepté de collaborer à "Charlie-Hebdo".
L'affirmation selon laquelle "Vuillemin s'inscrit dans la droite ligne de Reiser" nous semble on ne peut plus superficielle. La ligne de Reiser n'est en effet pas moins claire que celle de Hergé, dans la mesure où le dessin de Reiser est une épure qui va à l'essentiel. Reiser a donné à "Charlie-Hebdo" quelques-unes de ses meilleures Unes grâce à cette ligne sans détours.
Le style de Vuillemin, en comparaison, est baroque et surchargé, à la limite "sulpicien". Le vomi, le caca et les capotes usagées deviennent presque des objets esthétiques sous le crayon de Vuillemin, tandis qu'il y a beaucoup plus de noirceur et de franchise réalistes dans les bandes de Reiser.
Quant à l'humour, Reiser n'avait pas son pareil pour appuyer là où ça fait mal ; les Unes de Vuillemin sont, pour l'instant, plus anecdotiques.
La Semaine de Suzette Zombi. Mercredi.
par l'Enigmatique LB
Réédition augmentée et révisée d'un bouquin de Lionel Richard (1976) traitant de la production intellectuelle et artistique allemande de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1930.
L'auteur fait la lumière sur cette période de foisonnement intellectuel et artistique méconnue de ce côté-ci du Rhin, période qui précède immédiatement l'accession au pouvoir de Hitler et du parti nazi.
Plusieurs chapitres détaillés et illustrés par les couvertures illustrées des nombreux journaux qui soutinrent cette effervescence sont précédés de la thèse suivante : l'apocalypse chrétienne hante la culture allemande, profondément marquée par la Réforme protestante et son imagerie, associée à l'émancipation culturelle de la population allemande. L'apocalypse est la toile de fond de la révolution artistique, politique et culturelle que connaît l'Allemagne au tournant du siècle (nation alors en forte expansion démographique et économique).
"La religion et les luttes religieuses ayant profondément pénétré toute l'histoire de l'Allemagne et sa vie politique depuis la Réforme, la littérature et la peinture allemandes ont été envahies de références à l'Apocalypse, sur la base de son évocation dans le texte chrétien du Nouveau Testament."
Aux lecteurs français, Lionel Richard rappelle le double aspect de la prophétie chrétienne, catastrophique d'une part, mais aussi réconfortante d'autre part, car synonyme d'avènement d'une ère nouvelle pour les "justes".
La violence des événements politiques, économiques et militaires de la fin du XIXe et du début du XXe siècles donnent aussi consistance aux yeux des élites culturelles allemandes à l'idée de catastrophe ultime et d'effondrement d'un monde dominé par Satan.
L'auteur délaisse le plus souvent cette thèse pour mieux s'attacher à l'évolution des différents mouvements qui s'enchevêtrent au cours de cette période, plus connus sous le terme générique d'"expressionnisme", étiquette à laquelle il est difficile de donner un sens précis autre que la revendication d'une rupture avec le passé culturel bourgeois de l'Allemagne (sur le plan esthétique, l'expressionnisme est particulièrement équivoque).
Proche de cet "expressionnisme" se situent divers courants alternatifs comme le dadaïsme, "die Brücke" (le "Pont"), et les gazettes sur lesquelles ces courants de pensée s'appuyaient ("Der Sturm", "Aktion"...). L'auteur rappelle néanmoins au fil des chapitres l'usage d'un vocabulaire nettement connoté par les acteurs de cette tentative de révolution culturelle, qui se caractérise aussi par la fusion de l'art et de la politique. Il cite ainsi Rosa Luxembourg, parlant de "chemin de Golgotha de la classe prolétarienne" ; ou encore Karl Liebknecht : ceux des prolétaires qui sont encore endormis finiront par s'éveiller comme "sous les trompettes du Jugement dernier". Pour Ehrenstein, Jésus-Christ est "le premier des bolcheviks".
Une parenthèse à propos de cette thèse d'une culture révolutionnaire allemande para-chrétienne ou para-apocalyptique ; cette thèse sort renforcée de la lecture de Hegel ou Marx, par lesquels les intellectuels allemands demeurent influencés à la fin du XIXe siècle. En effet, selon Hegel, le mouvement de l'Histoire est chrétien ; la révolution française de 1789 traduit un progrès de l'esprit du christianisme dans le monde et la société occidentale ; sur le sujet du christianisme, K. Marx est plus ambigu, mais sa prose a souvent les accents millénaristes que l'on retrouve ultérieurement chez Rosa Luxembourg ou Karl Liebknecht. En outre Marx voit dans la culture républicaine le prolongement du cléricalisme catholique, les instituteurs prenant la relève des curés afin d'inculquer au peuple la soumission à l'Etat (Marx a décrit la France comme la moins révolutionnaire des nations européennes).
La philosophie réactionnaire de Nietzsche, qui exprime la haine de l'anarchie et du communisme a contrario, confirme aussi cette thèse. En effet Nietzsche est animé par une germanophobie viscérale, car il considère les Allemands comme un peuple marqué par le christianisme (notamment les milieux prolétariens ou anarchistes). L'exécration peu discrète de Nietzsche du peuple allemand empêchera Hitler de lui ériger une statue, bien qu'il partageait le voeu de Nietzsche de restauration de l'ordre moral contre l'art moderne décadent, car "judéo-chrétien".
Dernière confirmation, l'attitude française vis-à-vis du bouillonnement culturel allemand, à laquelle l'auteur consacre un chapitre entier. Cette attitude oscille entre l'indifférence et le mépris pour la production artistique et littéraire allemande, perçue comme régionaliste et très inférieure à l'art français. Hier plus encore qu'aujourd'hui, les élites françaises étaient indifférentes au reste du monde, ainsi qu'à l'Histoire, qui se confondrait presque du point de vue français avec la notion de patrimoine.
On mesure ici à quel point l'idéologie européenne, essentiellement allemande, colle mal avec la mentalité française autarcique, même si la défaite française de 1940, suivie de la domination culturelle des Etats-Unis (nation germanique), pèse depuis dans le sens inverse.
Cependant on ne peut considérer cette révolution culturelle allemande comme l'illustration ou le produit de l'apocalypse chrétienne ; le lien n'est pas moins lâche ici qu'il s'avère entre la récupération du Nouveau testament par les élites catholiques (monarchie de droit divin/providentialisme/hégélianisme) ou, plus récemment, par la "théologie de la Libération" des révolutionnaires américains. Il reste que la référence au texte chrétien semble incontournable, que l'on se situe du côté des élites dominantes en place, ou bien que l'on veuille révolutionner l'ordre social.
L'essai explore d'autres aspects intéressants, tel le rapport du mouvement révolutionnaire allemand avec son voisin russe communiste. Le mouvement allemand est plus "anarchiste", c'est-à-dire plus idéaliste et moins tourné vers la conquête du pouvoir que la révolution bolchevique. Pour certains intellectuels et activistes politiques allemands influents, il ne peut être remédié à la violence par une autre violence ; ils préfèrent en appeler à la force de l'Esprit (aux contours assez vagues). De leur côté les bolcheviks, Lénine en tête, ont ironisé sur la pusillanimité des mouvements révolutionnaires allemands, leur impuissance à évincer la démocratie libérale. Hitler, lui, ne reculera pas devant l'usage de la violence pour s'imposer.
Par ailleurs l'intellectualisme de la révolution culturelle allemande, qui expose trente-six nuances d'anarchisme et de socialisme, est cause d'une césure avec le prolétariat, là où les partis nazi et soviétique usèrent de mots d'ordres démagogiques pour susciter l'adhésion massive.
Le déclin de cette révolution culturelle est de surcroît analysé ; Lionel Richard dissuade de voir dans la gravissime crise économique que traverse l'Allemagne après la guerre la seule cause d'essoufflement de ce mouvement, mais il pointe aussi l'embourgeoisement des milieux anarchistes, évolution qui évoque le destin du mouvement (plus limité) de "Mai 68" en France, dont les figures emblématiques représentent désormais, non plus la contestation mais le conformisme.
Le bouillonnement intellectuel de l'Allemagne de la première moitié du siècle fait aussi ressortir la platitude de la production contemporaine, allemande ou occidentale en général, une contre-culture complètement anémiée. L'idéal de la construction européenne apparaît comme principalement économique, c'est-à-dire mercantile. La vie intellectuelle et artistique se retrouve presque dans l'état de léthargie qui précéda, en Allemagne, la révolte contre les institutions bourgeoises.
D'une Apocalypse à l'autre, par Lionel Richard, ed. Aden, 2014.