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kritik - Page 18

  • Cher Régis Debray***

    Après avoir fait dialoguer un vigneron et un auteur de BD («Les Ignorants», 2011), les éditions webzine,gratuit,bd,zébra,fanzine,critique,kritik,cher régis debray,alexandre franc,futuropolis,philosophe,terrain,alain finkielkraut,che guevara,bhl,malraux,simone weil,sartre,tintin,hergé,picaros,san theodoros,astérix,tournesol,lénine,christ,kafka,académie françaiseFuturopolis font cette fois-ci dialoguer un philosophe et un auteur de BD dans «Cher Régis Debray». La façon dont cet éditeur procède est étonnante – comme qui dirait selon un plan d’urbanisation (on rase le village des Schtroumpfs, et on trace des perspectives plus sérieuses à la place).

    Moins méprisant que son collègue Alain Finkielkraut à l’égard de la BD, Régis Debray a donc accepté de jouer le jeu d’une correspondance avec Alexandre Franc, jeune auteur dans le style «ligne claire».

    A priori cette initiative ne paraît pas aussi excitante que le projet de Tintin de remettre Al Capone entre les mains de la police de Chicago. Cependant, Régis Debray fait partie des philosophes post-modernes «de terrain», comme BHL, Malraux, Simone Weil ou Sartre ; on a vu Régis Debray en compagnie de Che Guevara, ce qui ne compte pas pour rien dans l’admiration qu’Alexandre Franc lui voue. Régis Debray allie l’intrépidité de Tintin aux facultés du Pr Tournesol… sans oublier les moustaches d’Astérix, note malicieusement A. Franc. Le parallèle avec Tintin s’impose puisque Hergé déclara s’être inspiré de la rencontre entre Debray et le «Che» pour son album «Tintin et les Picaros» (situé au San Théodoros, république imaginaire d’Amérique latine en proie au coup d’Etat permanent).

    Malgré les apparences, cette correspondance ne sort pas du registre de l’aventure. Une fois adultes, que devient l’aspiration à l’héroïsme de gosses baignés dans le culte de héros de papier, capables de supplanter l’exemple d’un père trop prosaïque ? Le philosophe post-moderne de terrain n’est-il qu’un avatar de Tintin ou de Corto Maltese ? A quoi bon exalter autant l’héroïsme, si c’est pour finir dans la peau d’un bobo, à torcher des marmots dans un pavillon de banlieue sécurisée ? Questions posées directement ou en filigrane par Alexandre Franc.

    A cette question sous-jacente de l’héroïsme, qu’il ne veut pas assumer, Régis Debray se dérobe grâce à des formules spirituelles. Il faut dire à sa décharge que la République française est sans doute le régime le plus contradictoire et perturbateur de la notion d’héroïsme que la France a jamais connu ; elle assume ses « philosophes des Lumières », mais pas la Terreur et les massacres ; ses valeurs laïques, mais par leur usage à des fins de conquête coloniale ; son corps enseignant, mais pas la soumission aux règles de la compétition commerciale, etc. (Au domicile du philosophe, on aperçoit d’ailleurs un buste de Lénine et un portrait de… Kafka !) Le « patriotisme de gauche » ressemble beaucoup à l’ancien culte de l’Eglise romaine, absoute de ses crimes comme par enchantement. Debray est le philosophe-apôtre qui a vu le Christ-Che Guevara vivant.

    Tout l’intérêt du bouquin, derrière l’amabilité un peu outrée d’Alexandre Franc, tient dans la prise de bec entre le philosophe et l’artiste post-modernes. Ainsi Régis Debray tente de résister à sa transformation en personnage de bande-dessinée ; d’autant plus qu’on lui fait une tête de chat, sans doute l’animal le moins franc et héroïque. Il réplique en soulignant le côté macabre, de «mise en boîte» de la BD ; c’est d’ailleurs la dernière tendance architecturale en général, pas spécialement celle de la BD ou d’A. Franc.

    Cependant l’auteur de BD, sur son terrain, a le dessus : on imagine Debray comme on imaginerait Tintin, chauve et mélancolique (Debray a rasé sa moustache), rangé des voitures et briguant une place à l’Académie française.

    En refermant ce bouquin, je ne donne pas cher du philosophe post-moderne en comparaison de Tintin.

    Cher Régis Debray, par Alexandre Franc, Futuropolis, sept. 2013.

  • La Nuit du Capricorne***

    Le capricorne dessiné sur la couverture indique d’emblée le ton kafkaïen de cette BD de Grégoire webzine,gratuit,bd,zébra,bd,bande-dessinée,kritik,critique,la nuit du capricorne,l'association,grégoire carlé,voltaire,kafka,kafkaïen,métamorphose,rousseau,autofiction,biographie,adolescence,labyrinthe,sphinx,énigme,dédale,oedipeCarlé, publiée par L’Association.

    Il est vrai que l’adolescence est l’âge où, pour beaucoup, la sensation d’être éphémère est la plus intense. Autour de dix-sept ans, l’adolescent est comme un acrobate évoluant sans filet. Tout peut arriver à cet âge, les plus belles prouesses poétiques comme le pire : être écrasé comme un moucheron en un instant par la tapette géante du destin : slash ! Aucun principe de précaution ne peut rien contre ça. Hasard et mort sont la providence des adolescents modernes.

    Cette période de métamorphose est une sorte de «no man’s land» ou de terrain vague ; G. Carlé le fait bien sentir, à l’aide d’un dessin difforme fantastique, qui permet à son flash back sur cet épisode crucial de sa vie d’éviter la platitude.

    C’est le risque de l’autofiction, puisque en société tout le monde feint de se passionner pour autrui, mais que chacun ne s’intéresse vraiment qu’à soi. Il faut éviter de tomber dans une sorte de pornographie de l’âme à l’attention d’un public de voyeurs trop émotifs pour mater des corps. Et Voltaire, Rousseau ou Céline, chacun de ces maîtres du genre a un truc pour éviter ça.

    Son truc, à G. Carlé, est de suggérer pourquoi le terrain vague de l’adolescence fascine, malgré ses contours indéfinissables et ses relents macabres. L’existence, après la mue, semble aussi palpitante qu’un horaire de chemin de fer ; tout semble joué d’avance : l’heure de départ, le parcours du train jusqu’au butoir, et le défilement morne d’un paysage qu’on n’a même pas le temps d’admirer. L’existence paraît ainsi à l’adolescent en train de muer, et plus encore parfois à l’adulte blanchi sous le harnais. L’adolescence a plus de charme que ce programme.

    « Il paraît que dans son labyrinthe, Dédale fit en sorte, non pas que l’on ne puisse pas, mais que l’on ne veuille pas en sortir. »

    Ici, on pense encore à Kafka, à l’avilissement que les arcanes oppressants de la technocratie lui font subir. En effet, le monde moderne se présente comme une devinette, à la manière du Sphinx devant Œdipe - une devinette qui laisse penser que le tour de force du monde moderne est de ne pas se laisser percer à jour.

     

    La Nuit du Capricorne, Grégoire Carlé, L’Association, 2013.

    Zombi (leloublan@gmx.fr)

  • Le Mix*****

    Philippe Becquelin, alias Mix & Remix, est un des humoristes les plus talentueux de la webzine,gratuit,bd,zébra,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,mix,mix et remix,alphonse allais,philippe becquelin,cahiers dessinés,buchet-chastel,suisse,humour,strippresse européenne. Il est Suisse est exerce son talent principalement dans son pays natal. Le dernier florilège de ses gags, publié par les « Cahiers dessinés », permet de s’en apercevoir d’autant mieux qu’il y a souvent beaucoup de déchet dans le travail d’un humoriste. En effet, au contraire d’un professeur d’université qui touche une rente confortable pour écrire des ouvrages ennuyeux, l’humoriste exerce un métier de faible rapport ; cela l’oblige parfois à se disperser ou à faire le pitre.

    Si l’on ne fait pas le tri parmi les centaines de contes d’Alphonse Allais pour en isoler la trentaine de perles, comment reconnaître qu’il est un des prosateurs majeurs de son temps, pratiquement le seul à ne pas communier au culte moderne socialiste (dont le chapelet de conséquences funestes n’a pas fini de surprendre), conservant ainsi grâce à l’humour son mâle sang-froid.

    L’humour est d’ailleurs lié au dessin, car le progrès social et les lendemains qui chantent sont les choses les moins observables du monde.

    On pourrait croire que Mix & Remix excelle surtout dans les dialogues et l’humour « non sense », à l’instar d’A. Allais, au vu d’un dessin très schématique. Il n’en est rien, tous deux ont un regard exercé, qui leur permet de discerner l’absurdité des mœurs modernes, dont le ridicule n’a fait qu’augmenter depuis que l’homme a choisi de faire de la Science son dieu, ce qui ne fait qu’ajouter un air de grave prétention à ses pirouettes traditionnelles.

    Le choix de dessins uniques par l’éditeur est bon. Bien que Mix & Remix fasse l’éloge du strip, mieux adapté à la presse américaine, il ne s’y montre pas aussi percutant.

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    « Mix », par Mix & Remix, Buchet-Chastel, 2013.

  • Demain, Demain****

    Nanterre, Bidonville de La Folie (1962-66)

    Cette BD est un reportage rétrospectif sur l’un des aspects les moins glorieux des «Trente webzine,gratuit,bd,zébra,bande-dessinée,fanzine,critique,kritik,demain,laurent maffre,actes-sud bd,guerre,algérie,immigration,fln,eldorado,la folie,nanterre,btp,rue de la garenneGlorieuses» : le bidonville de Nanterre, où fut entassée dans des cabanes insalubres, une main-d’œuvre d’origine algérienne employée dans le BTP. Dans ce campement précaire, dit «La Folie», rue de la Garenne, environ 1500 ouvriers célibataires et 300 familles s’établirent au début des années 60.

    Ce reportage a le mérite d’aborder la question de l’immigration d’une manière que les débats politiques empêchent, versant systématiquement dans le registre émotionnel ou sentimental pour des raisons électorales. D’une certaine façon, la condition des immigrés s’est aggravée par rapport aux années 60, en raison du défoulement hystérique et des fantasmes dont cette catégorie de la population est l’objet.

    Les différentes facettes du problème sont abordées sans fausse pudeur : cette main-d’œuvre algérienne est à la fois victime de sa propre bêtise et de son appât du gain ; elle franchit le cap en croyant que la France est une sorte d’Eldorado pour tous, où les richesses sont également réparties ; et l’industrie du BTP, avide d’une main-d’œuvre corvéable, est la première bénéficiaire de cette duperie. L’ambition familiale traditionnelle fait le jeu de l’industrie moderne, pratiquement sur le modèle de la conscription militaire et sa tactique sous-jacente.

    L’accent n’est donc pas tant sur les brutalités policières, occasionnelles, que sur un système économique qui, dans ces années, ne connaît pas encore les ratés qu’il connaîtra dès le début des années 70. On devine que la mesure de «regroupement familial», derrière l’apparence humaniste ou compassionnelle, ne l’est pas seulement, mais aussi une mesure profitable en termes d’encadrement d’une population d’ouvriers pauvres, dont la tendance à se tenir à carreau est redoublée du fait de la charge de famille (et les salaires touchés sont dépensés en France). Le cas de figure du regroupement familial est typique de la manière publicitaire dont les politiques libérales endossent les habits de l’humanisme.

    La guerre d’Algérie, dont le bilan très lourd (200.000 morts du côté algérien) ne sera connu que plus tard, place bien sûr «La Folie» de Nanterre en état d’ébullition. La manifestation du 17 octobre 1961 est, là encore, évoquée avec pudeur, du point de vue d’ouvriers pauvres qui n’avaient pas grand-chose à gagner à obéir aux ordres du FLN, ne pouvant se payer le luxe d’être « idéalistes ». On voit ici à quel point le sentimentalisme (ici le sentiment nationaliste pro-Algérie) imprime à l’homme le mouvement le plus erratique.

    Je fais sans doute un compte-rendu quelque peu « anarchisant » de cette BD, mais il ne me paraît pas inexact de dire que ce reportage dessiné est assez exemplaire du témoignage dont il est difficile de tirer une conclusion idéologique quelconque, au service de tel ou tel parti. Cette quasi-absence de parti pris ou d’engagement est assez rare à l’heure où la lecture de la presse est devenue aussi enthousiasmante que celle du GPS, puisqu’elle consiste à fournir des coordonnées idéologiques ou identitaires au lecteur afin de le conforter.

     

    « Demain, Demain », Laurent Maffre, Actes-Sud BD, 2012.

  • Tyler Cross**

    Avec «Tyler Cross», Nury & Brüno échouent dans l’exercice du pastiche, là où Morris et Goscinny avaient webzine,bd,zébra,gratuit,fanzine,bande-dessinée,kritik,polar,critique,tyler cross,dargaud,bruno,nury,pastiche,parodiefait mouche avec «Lucky Luke», retournant comme un gant les codes du western héroïque pour donner une série d’albums presque anarchistes, où juge et avocats sont plus corrompus que malfrats (ce qui fait de Lucky Luke une série quasiment réaliste et assez dissuasive pour les enfants de s’accoutumer petit à petit à la lâcheté des adultes).

    Rien à redire au dessin, ou plutôt au graphisme de Brüno, qui se prête bien à l'exercice difficile de la parodie. Mais le scénario de ce polar, situé dans les années 50, hésite entre la dérision du genre, et l’honnête polar avec suspense et rebondissements, comme s’il avait voulu contenter tout le monde. Et c’est là que le bât blesse : les amateurs de polars bien ficelés-à-qui-il-ne-faut-surtout-pas-révéler-la-fin seront déçus, tout comme les amateurs d’humour qui attaquent aussi bien un bouquin par le milieu ou par la fin.

     

    Au demeurant, le genre du polar est au moins aussi éculé que la promesse de faire baisser le chômage en France, et il y a belle lurette que le polar ne se prend plus très au sérieux. Ici «Tyler Cross» souffre de la comparaison avec quelques perles au cinoche. Ne me demandez pas lesquels, je ne fais pas dans le cinoche ; tout ce que je sais, c’est que 16 euros le ticket c’est pas donné.

    Tyler Cross, Brüno & Nury, Dargaud, août 2013, 16 euros.

  • Mon ami Dahmer***

    Les monstres ont le don de fasciner. Cette fascination touche tous les milieux sociaux. Non seulement webzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,kritik,critique,backderf,mon ami dahmer,jeffrey dahmer,cannibale de milwaukee,psychiatrie,sociopathe,nietzsche,profiler,bourgoin,ça et làla presse dite « de caniveau » et le cinéma n’hésitent pas à faire leur miel des affaires criminelles les plus sordides, exploitant ainsi l’érotisme de la violence, mais aussi, dans des milieux plus raffinés, des ouvrages plus ou moins érudits véhiculent la passion pour les grands monstres de l’histoire: Napoléon, Staline, le marquis de Sade, etc., qui ont dominé la société de leur temps en violant ses codes (Précisons tout de même que les meurtres réels du marquis de Sade ont été accomplis dans le cadre légal, militaire, et que sur le plan civil il n’a commis qu’un attentat à la pudeur sur la personne d’une prostituée, lourdement sanctionné. L’activité de tortionnaire de Sade relève du fantasme sexuel, excité probablement par la frustration due à un long embastillement.)

    Les monstres historiques sont blanchis par la démonstration de leur fécondité politique (démonstration fallacieuse dans le cas de Napoléon, par exemple) ; mais on pourrait aussi déduire, concernant l’assassin «de droit commun», une forme d'utilité, sur le plan moral ; il fait figure de repoussoir ou de démon.

    Le point de vue social moderne présente donc ce paradoxe de définir une norme et des limites en principe infranchissables, tout en cautionnant une culture largement fondée sur la fascination macabre de personnages capables de s’affranchir des lois auxquelles le commun des mortels se soumet – des «surhommes» en quelque sorte, non pas au sens donné par Nietzsche à ce terme, mais au sens moderne. Il paraît intéressant de noter ici que le point de vue moderne tend nécessairement à considérer la morale de Nietzsche comme celle d’un sociopathe, c’est-à-dire d’un aliéné si l’on se réfère aux dernières nomenclatures psychiatriques, ce qui explique que le satanisme de Nietzsche n’est pas pris au sérieux par les analystes, et que les études savantes de son œuvre ont souvent un aspect clinique.

    Tel est le cas de cette bande-dessinée de l’américain Derf Backderf, qui traite du cas de Jeffrey Dahmer (1960-1994), surnommé «le cannibale de Milwaukee» pour avoir assassiné près d’une vingtaine d’hommes en leur faisant subir un certain nombre de sévices ante et post-mortem. Derf Backderf évite de tomber au niveau du «porno-chic» à la manière de David Lynch ou Quentin Tarantino, pour tenter, si ce n’est de comprendre, du moins de décrire froidement la dérive de J. Dahmer. Pas d’usage cynique de la part de Backderf d’une imagerie érotico-sadique du type de celle qui attire les voyeurs comme une flaque de sang attire les mouches ; le succès de cette BD, traduite en français et préfacée par l’inévitable «profiler» S. Bourgoin, tient à ce que l’auteur fut un condisciple du tueur en série, ignorant l’appétit meurtrier de son pote de lycée, dont l’alcoolisme précoce et invétéré lui avait paru banal, et qui ne découvrit son activité meurtrière que lorsque Dahmer finit par être appréhendé tardivement par la police.

    Les épisodes de violence meurtrière qui éclatent assez régulièrement sur les campus américains expliquent sans doute aussi le succès de « Mon ami Dahmer », vu le déni de responsabilité des autorités politiques et morales face à ces événements ; un déni de responsabilité qui passe par la mise en cause hypocrite du commerce des armes à feu, qui reviendrait à peu près à inculper les automobiles dans le cas de la violence de la routière. Backderf tranche quelque peu avec cette tartufferie. Sans doute d’abord parce qu’il se sent coupable de n’avoir rien fait pour essayer de soulager Dahmer des affres préliminaires à son passage à l’acte. Mais le cadre bucolique où se déroula leur enfance et leur adolescence lui paraissait complètement à l'opposé du faubourg sinistre où évolua Jack l’Eventreur. Jeffrey Dahmer avait bien une mère épileptique, et les rapports entre ses parents étaient conflictuels, mais l’auteur note que les cas de mères au foyer dépressives étaient nombreux dans les années soixante-dix.

    Backderf se dédouane en arguant qu’il n’était alors qu’un lycéen lambda, préoccupé surtout par les filles et somme toute trop jeune et imbécile pour se douter de quoi que ce soit, ou pouvoir rompre l’isolement de Dahmer et l’aider à vaincre ses démons. Certaines habitudes et comportements burlesques de Dahmer en faisaient une sorte de mascotte, avec un fan-club dans son bahut, présidé par Backderf. Cette forme d’intérêt malsain pour sa personne ne déplaisait pas à Dahmer, comme il était le seul intérêt qu’on lui manifestait. Backderf est moins indulgent avec le système scolaire, qu’il accuse de laxisme pour n’avoir pas décelé l’alcoolisme de l’élève Dahmer, manifeste pour tout le monde sauf ses parents et le corps enseignant. L’auteur pose cette question, en forme d’accusation : - Mais où étaient les adultes ?

    Jeffrey Damer a fini tabassé à mort en prison, où règne sans doute la justice la plus naturelle. Un psy un peu plus subtil que la moyenne indique qu’on peut peut-être soigner les troubles mentaux, dans certains cas, mais non les guérir complètement, le problème de la condition humaine demeurant insoluble par l’abord psychiatrique. La société fournit des moyens plus ou moins utiles pour vivre, mais non de but véritable ; cela peut contribuer à rendre certains ados plus exigeants «sociopathes».

    Mon ami Dahmer, Derf Backderf, éd. "ça et là", 2013.

  • Economix**

    L’impression que les lois de l’économie échappent aux experts eux-mêmes (les fonctionnaires de Bercywebzine,gratuit,zébra,fanzine,critique,kritik,economix,les arènes,adam smith,économie,science,jacques attali,karl marx,engels pratiquent-ils l’onanisme dans leur grand paquebot ?) incite le grand public à se prendre en main et s’informer lui-même, tant nos vies paraissent réglées par un grand logiciel implacable qui tourne en roue libre. C’est à ce motif de curiosité inquiète que répond l’auteur – américain – d’une volumineuse BD, Economix, récemment publiée par les Arènes.

    -          Leçon n°1 : en matière d’économie, mieux vaut ne pas se fier aux experts. On se souvient du mot de Jacques Attali au plus fort de la tempête des subprimes, involontairement comique, claironnant qu’il avait prévu la crise… dans les trente années à venir. Imaginez le garagiste : «J’avais bien vu que vos plaquettes de frein étaient usées, mais je pensais que vous pouviez encore rouler quelques centaines de km.»

    Le discours des experts économique au plus fort de la crise fait penser à celui des médecins au chevet des grands malades: -Accrochez-vous !, disent-ils en croisant les doigts dans le dos. En dernier recours, une petite prière à mère Nature afin d’accorder une rallonge n’est pas de trop.

    En définitive on en revient à l’hymne païen de Pangloss : «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.» ; et on peut se demander si penser l’économie ne revient pas à faire le vide dans sa tête, et ne penser à rien. Les abeilles ou les castors n’ont pas d’experts économiques, et ils s’en sortent plutôt pas mal.

    Le bouquin rappelle d’ailleurs que les économistes libéraux les plus prudents, Adam Smith par exemple, définissent le travail et l’argent comme une puissance naturelle. Il convient donc seulement d’éviter à l’homme les lames de fond et les cyclones trop violents par quelques mesures ou plans artificiels. Smith vitupère les spéculateurs ou les capitalistes qui jouent avec le feu. Seulement voilà, il est trop tard, puisque l’Occident est entièrement converti à ce jeu, que ses institutions politiques reflètent et d’où il tire sa supériorité. Il est aussi difficile de faire machine arrière que de transformer le Titanic en canot de sauvetage. J’emploie volontiers des métaphores, puisque le discours économique a tendance à dissoudre les métaphores dans les statistiques et le calcul, d’une manière perceptible aussi sur le plan culturel ou artistique.

    Point positif de ce bouquin également, il fustige l’usage des formules mathématiques dans le domaine économique; elles ont le don de conférer une aura scientifique à des théories qui ne le sont pas, et de procurer une confiance excessive, quand la prudence est surtout requise.

    En effet, «l’exploitation des ressources humaines», selon l’expression qui convient pour qualifier l’esclavage moderne, peut parfois, qui sait, se heurter à la conscience humaine d’une manière imprévisible ? J’ai observé pour ma part que les escrocs sont plus avisés que les experts en matière économique (je soupçonne d’ailleurs que Jérôme Kerviel était parfaitement honnête et persuadé du sérieux de son métier et de ses études): or les escrocs se fient plus à leur instinct qu’aux formules mathématiques.

    Engels et Marx sont résumés aussi dans Economix, qui se veut la première histoire de l’économie en BD, mais dont le ton est parfois un brin moralisateur, hélas.

    Marx à juste titre, puisqu’il fut et reste sans doute l’analyste le plus complet du phénomène de la mondialisation et de la soumission des élites intellectuelles à des systèmes de pensée, notamment le système hégélien, dont on voit qu’il prévaut encore en matière d’art, alors même qu’il est le système le moins susceptible d’enrayer ce que les marxistes qualifient de fétichisme, qui aboutit à se prosterner devant l’argent et son pouvoir de déclencher l’émotion ou la passion humaine.

    Il semble en effet utile de joindre à l’étude de l’économie celle de l’art, ainsi que l'ont fait Marx et d’autres penseurs, et comme ne le fait pas assez Economix, bien qu’il participe d’une volonté artistique d’élucider la bêtise de l’action économique pour mieux y résister (la bêtise qui consiste essentiellement à se soumettre aux forces de la nature, dont l’économie n’est qu’une prothèse, ou à lui opposer des concepts et une éthique creux).

    Le défaut de l’ouvrage est de ne proposer qu’un panorama des différentes thèses ou pensées économiques successives, sans remettre en cause la démarche anthropologique de la «science économique». Celle-là lui donne sans doute cet aspect complexe et inintelligible, caractéristique selon Orwell de l’intellectualisme et des intellectuels, qui semblent ainsi trouver dans les replis de leurs pensées une sorte de confort assez inédite dans l’histoire de l’humanité.

     De même, puisque la prétention historique est ici affichée, on peut reprocher à l’ouvrage de s’abstenir de faire la remarque que l'enseignement économique libéral dominant a le don d’affranchir le progrès économique et technique de son rôle majeur dans le déclenchement des guerres mondiales, qui résultent largement de l’essor industriel.

    Economix - Michaël Goodwin & Dan E. Burr - Les Arènes, 2013.

    (Zombi - leloublan@gmx.fr)