Nouveau malheur de Sophie
(pastiche par Paul Reboux)
Mirza
La petite Sophie se laissait souvent emporter par la colère. C’est un vilain défaut que sa maman s’efforçait de corriger.
Un jour Mme de Réan l’appela et lui désigna une chienne levrette, dont les yeux brillaient du plus beau noir, et dont les pattes étaient minces comme du verre filé.
MADAME DE RÉAN
« Sophie ! Le postillon de la diligence vient d’apporter une caisse à ton adresse. Voilà ce qu’elle contenait. C’est un présent que ton parrain t’envoie de Paris. Vois, la jolie levrette !
SOPHIE, sautant de joie.
C’est pour moi ? Quel bonheur !
MADAME DE RÉAN
Tu la soigneras bien ?
SOPHIE, serrant la levrette dans ses bras.
Elle sera la plus heureuse des petites chiennes !
Viens, mon bijou, mon trésor, que je t’embrasse !
MADAME DE RÉAN
Voyons mon enfant, ne la baise pas ainsi qu’une personne, mais de la façon qui convient pour une levrette.
SOPHIE
Comment faire, Maman ?
MADAME DE RÉAN
Il suffit de flatter cette petite bête de la main en l’appelant par son nom.
SOPHIE
Et quel est-il ?
MADAME DE RÉAN
Elle répond au nom de Mirza.»
Sophie, toute joyeuse, emmena Mirza. Elle lui prépara un lit formé d’un panier garni de coussins. Elle demanda même à sa bonne de coudre pour la levrette un paletot de drap bleu ciel, bordé de grenat, du plus charmant effet.
Quand Paul, venu pour goûter avec sa cousine Sophie, vit Mirza, il se réjouit d’autant plus que sa maman, Mme d’Aubert, avait reçu en cadeau un petit chien de même race, nommé Patapon.
MADAME DE RÉAN
« À merveille ! Au printemps prochain, Mirza et Patapon pourront avoir ensemble des petits que vous élèverez, mes enfants.
SOPHIE
Bravo ! Quelle bonne idée !
PAUL, taquin.
Tu seras grand-mère, Sophie.
SOPHIE, vexée.
Et pourquoi donc ?
PAUL, avec esprit.
Puisque ta fille aura des enfants !
SOPHIE, lui tirant les cheveux.
Tu es un méchant ! Va-t’en ! Je ne t’aime plus du tout !
MADAME DE RÉAN, sévèrement
Sophie ! Je vous défends de parler ainsi à votre cousin. Si vous êtes aussi susceptible, je confisquerai Mirza et ne vous la rendrai que dans sept ans !
SOPHIE
Pardonnez-moi, maman, je ne le ferai plus.
MADAME DE RÉAN
C’est bon. J’enregistre ta promesse. Et maintenant allez jouer, et soyez sages. »
Sophie et Paul, conduisant Mirza en laisse, se mirent à courir autour de la pelouse.
Bientôt le bruit d’une calèche qui arrivait attira leur attention. C’était Camille et Madeleine que Mme de Fleurville amenait en visite.
Tandis que cette dernière allait rejoindre Mme de Réan qui brodait des pantoufles sur la terrasse du château, les enfants demeurèrent ensemble. Ils s’aperçurent alors que Mirza avait disparu.
SOPHIE, pleurant.
« Ah, mon Dieu ! Elle est perdue !
PAUL
Ne te désole pas, ma bonne Sophie ! Je la retrouverai, dussé-je sauter pour cela dans les épines. »
Camille et Madeleine partirent vers les serres, Paul s’en alla du côté des écuries, et Sophie du côté de la ferme, en appelant tous quatre à tue-tête : « Mirza ! Mirza ! »
SOPHIE
« Camille ! Madeleine ! La voilà ! Venez la voir ! Elle est avec Rustaud, le chien de la ferme.
CAMILLE, accourant.
Oh ! Comme elle est jolie !
MADELEINE
Dis-moi, Sophie, tu n’as pas peur que Rustaud lui fasse du mal ? Regarde…
SOPHIE
Pourquoi donc ? Ils jouent au cheval. Ce doit être leur façon de s’amuser entre chiens.
CAMILLE
Elle n’a pas l’air heureuse. Vois comme ses oreilles sont en arrière !
MADELEINE
Ce gros Rustaud s’appuie sur cette petite bête de tout son poids. Je t’assure, Sophie, qu’il va la fatiguer.
SOPHIE
Mais non. Je te dis qu’ils jouent. (À Paul, qui apparaît au loin.) Paul ! Paul ! Viens donc vite ! C’est très joli ! Viens voir !
PAUL, accourant.
Hou ! Hou ! Vilain chien ! Va-t’en !
SOPHIE
Pourquoi parles-tu ainsi à ce bon Rustaud ?
PAUL
Tu ne comprends donc pas ? Il va la rendre mère de bâtards !»
Sophie était moins savante qu son cousin en histoire naturelle. Mais ce vilain mot de «bâtards» la mit hors d’elle. Elle ramassa une badine et se mit à frapper très fort sur le dos du pauvre Rustaud. Les deux animaux tentèrent de se séparer. Mais une involontaire fidélité les maintenait associés sous les coups.
Les mamans accoururent et, de loin, virent Sophie s’escrimant à poursuivre Rustaud, enfin libéré. Indignée par la cruauté de Sophie, Mme de Réan lui tira fortement l’oreille et l’obligea à lâcher la baguette. Puis elle demanda, d’un air sévère :
- Pourquoi martyrisiez-vous ainsi le chien de la fermière, Mademoiselle ?
SOPHIE, rougissant.
Mais non, maman, je ne le martyrisais pas !
MADAME DE RÉAN
Je vous ai déjà défendu de répondre : «Non» aux grandes personnes.
SOPHIE, les larmes aux yeux.
Je ne faisais rien…
MADAME DE RÉAN
Vous êtes une petite menteuse ! Je vais vous mettre au pain sec et à l’eau !
PAUL
Ne la punissez pas, Madame. Vous n’avez pas vu sans doute que Rustaud et Mirza…
SOPHIE, pleurant
Hi ! Hi ! Mirza va avoir des bâtards ! Paul l’a dit !
MADAME DE RÉAN
Ah ! Je comprends !… Mais n’importe… Sachez, Mademoiselle, qu’il ne faut jamais être méchante ni avec les pauvres ni avec les animaux privés de discernement. C’est le Bon Dieu qui a fait la Nature. Respectons l’œuvre du créateur.»
La petite troupe reprit alors le chemin du château, tandis que Sophie se promettait d’être désormais douce et indulgente.
Nous allons voir comment elle tint parole…
(Ill. par Gotlib des "Malheurs de Sophie")