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critique - Page 12

  • Un bruit étrange et beau***

    Zep a récidivé. Nous avions dit ici tout le mal que nous pensions de sa précédente tentative d’écrire etwebzine,bd,zébra,fanzine,gratuit,bande-dessinée,critique,zep,un bruit étrange et beau,chartreux,bouddhiste,évangile,vocation religieuse,catholique dessiner un drame convaincant, sortant du registre habituel de sa série à succès, "Titeuf". Son récit, plus ou moins autobiographique, des boires et déboires d’une bande de jeunes adultes amateurs de rockn’roll, était plein de clichés et, qui plus est, servi par un trait mollasson rehaussé d’un camaïeu couleur guimauve pénible à l'oeil.

    Sur ce dernier point, Zep n’a pas fait de progrès ; mais il a changé radicalement de thème, puisque c’est la vocation religieuse qui est le sujet de ce nouveau drame, traité de façon nettement plus subtile. Zep place un moine chartreux cinquantenaire, son personnage principal, sur le fil du rasoir.

    Le scénario fait au début craindre le pire, c’est-à-dire le plus prévisible ;  en effet notre moine cloîtré, non seulement ascétique mais contraint à la règle du silence, en vigueur dans cet ordre monastique strict, doit quitter son monastère afin d’aller récupérer chez le notaire sa part d’héritage léguée par une tante pleine aux as.

    Le plus prévisible va bien se produire lors de cette escapade; cependant Zep propose un portrait crédible ; les dialogues sonnent assez juste, et la vocation du chartreux est présentée avec le recul suffisant ; l'intérêt du lecteur est éveillé pour ce mode de vie on ne peut plus marginal (les moines catholiques ne sont plus qu’une poignée d’individus en Europe), en même temps que la profondeur de cette vocation est remise en question. La confrontation précoce du moine, pendant l'enfance, avec la mort violente d’un voisin, suicidé, explique-t-elle un choix de vie aussi radical et original ? Il semble que le tourbillon de la vie moderne soit une manière d’effort collectif un peu désespéré pour tenir à distance la mort ; la vie de reclus que s’impose notre chartreux pourrait être une méthode alternative pour amadouer cette mort, dont la brutalité l’a surpris un jour, et fortement impressionné.

    L’auteur n’enferme pas son personnage dans cette hypothèse psychologique, plausible mais un peu réductrice, en montrant par exemple qu’il mène une existence non moins intense que le commun des mortels, malgré sa solitude et son isolement.

    On peut se demander parfois, à la lecture de certain dialogue, si ce moine catholique n’est pas un peu bouddhiste ; l’évangile et ses commentateurs les plus fidèles (Paul de Tarse) tiennent en effet sur la mort des propos nettement différents («somme des péchés», «rançon de la chute») de ceux placé par Zep dans la bouche de son chartreux ("la mort est une forme de communion totale"). Néanmoins on peut penser que l’éthique d’une vie cloîtrée est le principal support de la spiritualité monacale, avant même l’évangile.

    Si Zep est plus convaincant sur le thème de la vie religieuse que sur le thème du vice et du rockn’roll satanique, c’est peut-être parce que la BD est un art monacal ?

    Un bruit étrange et beau, Zep, éd. Rue de Sèvres, 2016.

  • Patience (?)

    Qu’est-ce qui peut pousser un éditeur de BD (Cornélius) à publier et faire traduire en France les BD de Daniel webzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,bande-dessinée,critique,kritik,daniel clowes,patience,cornélius,science-fiction,cinémaClowes, plus ennuyeuses et laides les unes que les autres ? On comprend que la Série noire (collection de polars française), ait inclus à son catalogue des romanciers américains, seuls capables de rendre la violence extraordinaire des mégalopoles américaines. Mais on est plus près avec Daniel Clowes du mauvais cinéma.

    L’intrigue commence comme un polar de série B : un homme très amoureux de sa femme la retrouve assassinée à son domicile en rentrant du travail ; du coup, il conçoit le projet de se venger. S'apercevant peut-être du manque d’imagination dont il a fait preuve pendant les vingt premières pages, l’auteur enchaîne avec une intrigue de série B, mais de science-fiction cette fois-ci : le type découvre le moyen de remonter dans le temps et de changer le cours des événements. 80% des scénarios de science-fiction comportent cet ingrédient du voyage dans le temps, une partie du public étant assez jobard pour croire que l’on peut voyager dans le temps pour de bon.

    Idem pour le dessin, on dirait que Clowes a appris à dessiner en regardant la télé – le résultat est mou et stéréotypé, laid comme un JT.

    Après ça, j’ai zappé, car je ne suis pas masochiste.

    Conclusion : seul le snobisme peut expliquer l’importation d’une telle marchandise, un peu comme certains rappeurs afro-américains boivent du cognac parce qu’il est fabriqué en France, mais sont incapables de faire la différence entre un tord-boyau et une bonne camelote.

    Patience, par Daniel Clowes, éditions Cornélius, 2016.

  • Revue Dada-Hergé**

    La revue «Dada» s’efforce de mettre à la portée du jeune public l’art -contemporain notamment-, à traverswebzine,bd,zébra,fanzine,gratuit,bande-dessinée,kritik,critique,dada,revue,hergé,georges rémi,tintin,moulinsart,disney,miro,poliakoff,fontana ses représentants les plus fameux : Magritte, Klee, Warhol, Dali, etc.

    Le n°213 traite d’un cas particulier, Hergé en l’occurrence (Georges Rémi de son vrai nom), dont l’œuvre est d’abord destinée à divertir le jeune public en lui inculquant certaines valeurs. En effet les enfants connaissent bien les aventures de «Tintin et Milou», qui sont toujours largement diffusées grâce aux efforts de la société Moulinsart pour empêcher que Tintin ne se démode (en vendant par exemple les droits d’adaptation à un producteur de cinéma américain).

    Si elle n’a pas la même envergure commerciale que les studios Disney aux Etats-Unis, l’entreprise de Hergé et ses mentors, amis, employés, parents, confrères, est néanmoins en beaucoup de points comparable à celle du cousin d'Amérique. La rédaction de «Dada» fait pénétrer ses lecteurs dans les coulisses des studios Hergé, maison familiale où le père d’Hergé travailla comme archiviste et où cet artiste-entrepreneur fera la connaissance de sa deuxième femme, embauchée comme coloriste.

    « La bande-dessinée est le dessin-animé du pauvre » : cette comparaison est parfois jugée vexante, mais elle a le mérite de rendre compte d’une réalité économique et artistique. La «ligne claire», expression utilisée pour décrire le style de dessin mis au point par Hergé, est bel et bien une méthode cinématographique, qui s’avère particulièrement adaptée au public enfantin et explique le succès mondial de la série auprès de celui-ci.

    "Dada" cite Hergé : «Mon tout premier objectif, c’est de raconter une histoire, et de la raconter clairement.» La ligne claire est un principe de composition, un principe narratif.

    Les aspérités de la biographie d’Hergé (qui fut toujours un artiste « sous influence ») ont été gommées pour faire place à un aspect méconnu : le collectionneur d’art moderne, admirateur de Miro, Poliakoff, Fontana, mécène d’une galerie d’art bruxelloise. Ce violon d’Ingres permettait à Hergé d’échapper aux contraintes de la bande-dessinée et de rêver à une carrière d’artiste plus indépendant.

     Le nom d’Hergé vient s’ajouter à la longue liste des artistes modernes que le succès n’a pas suffi à contenter : mais cette histoire n’a pas été jugée digne de figurer dans une revue d’art pour enfants.

    « Hergé », revue Dada n°213, octobre 2016, 7,90 euros.

  • L'Amour sans peine****

    Petit bouquin blasphématoire de François Ayroles, « L’Amour sans peine » vise un dieu bien de chez nous :webzine,bd,zébra,fanzine,gratuit,bande-dessinée,critique,kritik,françois ayroles,amour sans peine,l'association l’Amour. Dans l’Occident résolument mercantile, la « société de consommation » comme l’on dit poliment, les statues érigées au dieu Amour sont un moyen d'exciter la cupidité, qui est le nerf ou le cerveau de la société.

    Or, qui peut nier que l’amour a pris au fil du temps des proportions inquiétantes, dont la législation elle-même, pourtant réputée l’ouvrage de personnes sérieuses et agissant dans l’intérêt général, porte les stigmates ? On se contentera d’un seul exemple : les circonstances atténuantes accordées aux auteurs de « crimes passionnels » (sic) par les tribunaux ; non seulement les personnes éprises ne sont pas enfermées à titre préventif (ce qui serait une bonne prophylaxie), mais leur imbécillité est portée à leur crédit (!). On mesure l’étendue des dégâts quand on sait qu’un voleur qui vole pour se nourrir, simplement parce qu’il a faim, ne bénéficie pour sa part le plus souvent d’aucune indulgence.

    Pour les citoyens raisonnables, l’Amour est donc une véritable plaie sociale, dont F. Ayroles, à défaut de nous débarrasser, nous soulage en nous faisant rire à ses dépens. Comme les amoureux sont aveugles, ils se heurtent à tous les obstacles et leur démarche hésitante est un sujet de raillerie, à l’instar des ivrognes. Mais il s’agit là de plaisanteries faciles, tandis que F. Ayroles manie un humour plus subtil dans « L’Amour sans peine ». Le titre de cette petite BD donne un avant-goût de la manière dont elle traite l’amour, comme une obligation sociale, au même titre que le vote ou le triage des déchets.

    F. Ayroles montre à quel point l’Amour est devenu une dévotion commune, une ferveur, à laquelle il est difficile de déroger.

    Particulièrement satiriques s’avèrent les pages où F. Ayroles nous montre les employés de l’Education nationale au service de l’Amour, prêchant cette superstition sans se départir de l’air sérieux qui sied à l’exercice de leur métier. On aurait pu en effet s’attendre à ce qu'une institution aussi auréolée mette un terme à l’amour, cette folie mondaine. F. Ayroles nous montre au contraire des professeurs et leurs élèves en proie à des causeries intellectuelles puériles, et cette caricature est saisissante de réalisme. De même F. Ayroles souligne la vanité du discours amoureux, qui fait écho à la vanité des discours politique, destinés eux aussi à séduire. Un exemple de dialogue :

    -Tu as bien fait d’insister… j’ai été dure à convaincre mais je ne le regrette pas.

    -Ah ?

    -Oui, tu parais tellement fade de loin, et empoté au premier abord. Ton esprit ne fait pas d’étincelles, ton physique n’a aucun éclat… on s’habitue doucement à ton manque d’humour, à tes vêtements inélégants. Une fois que ton odeur n’est plus un frein, on peut oublier aussi ta voix désagréable. Il ne faut pas se laisser arrêter par tes sautes d’humeur, tes réactions immatures… tous ces obstacles qui cachent ta nature profonde et que j’ai été heureuse de découvrir.

    En outre, grâce au dessin, F. Ayroles donne des visages à tous ces amoureux ; il leur donne les différentes expressions psychologiques de l’amour, et renforce l’impression inquiétante que les amoureux sont infiltrés partout, dans toutes les strates de la société, lui communiquant leur démence.

    Les histoires de cupidité finissent mal en général ; nul doute que F. Ayroles a aimablement voulu nous prévenir.

    L’Amour sans peine, par François Ayroles, L’Association, 2015.

  • Dictionnaire Rousseau

    Jean-Paul Narcy propose un "Dictionnaire Rousseau" (éds Atlande), trouvant une justification à cettewebzine,bd,zébra,fanzine,gratuit,bande-dessinée,critique,dictionnaire,jean-jacques rousseau,jean-paul narcy,diderot,lumières,calviniste,chrétien,augustin d'hippone,molière,contrat social entreprise éditoriale dans le tempérament de J.-J. Rousseau (1712-78), pédagogue enthousiaste. Il ne s'agit pas de l'un de ces "dictionnaires amoureux" à la mode, souvent légers malgré leur poids, mais d'une tentative pour présenter la pensée de J.-J. Rousseau de façon compacte en même temps qu'étayée. L'auteur a fait l'école polytechnique et son ouvrage est par conséquent structuré, proposant plusieurs portes d'entrée dans l'oeuvre protéiforme de Rousseau (essais, autobiographie, romans, correspondance privée, etc.) :

    "La première catégorie de la typologie est faite des mots chers à J.J. Par exemple : Conscience, fête, moralité, vérité.

    La deuxième catégorie est bâtie autour de ce que l'on pourrait appeler les subtilités de la philosophie : exister, penser, sentir, temps.

    Les deux classes suivantes de fragments ont trait, respectivement, à la politique et à la religion : économie politique, finance, souveraineté, volonté générale ; blasphème, fanatique, providence, secte.

    Une autre classe concerne la nature : eau, forêt, saison, vert."

    Etc."

    Grâce à ses "Confessions", au style enlevé et souvent cocasses, J.-J. Rousseau est encore largement lu ; si ce n'est sa philosophie, sa personnalité demeure familière grâce à cette autobiographie chrétienne. Par ailleurs l'institution scolaire a statufié Rousseau, aux côtés des "philosophes des Lumières" que sont Voltaire et Diderot, invitant les collégiens et lycéens au culte et à l'invocation de "l'esprit des Lumières", bien plus qu'à la critique ou la réflexion. Ce nouveau "Dictionnaire Rousseau" donne l'occasion de creuser au-delà de l'image d'Epinal et des idées superficielles sur Rousseau.

    On peut aussi vérifier si J.-J. Rousseau est le prêtre fondamentaliste de l'égalité et de la liberté, fustigé par la critique réactionnaire, car censé avoir allumé la mèche du terrorisme sanglant des sans-culottes et de la Convention ?

    Examinons par exemple une idée caractéristique, l'idée d'égalité.

    "Egalité : A l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois, et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter une autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre."

    On constate dans cet extrait de "Du Contrat social" (1762) que, contrairement à certains idéologues contemporains, Rousseau ne conçoit pas l'égalité comme un but, mais comme un tempérament à la violence de la nature, qui imprime nécessairement sa marque sur les sociétés. La référence de Rousseau au modèle antique ne permet pas d'en faire le précurseur des grandes démocraties totalitaires modernes, communistes, fascistes ou capitalistes, où l'égalité devient le prétexte de l'uniformisation.

    Mais, comme les Lumières et la révolution de 1789 ont été suivies de peu par une période d'esclavage et de violence d'une intensité extraordinaire, principalement dues au colonialisme et à l'industrialisation de l'Europe au XIXe et XXe siècles, on trouve en revanche Rousseau peu visionnaire sur le plan politique.

    Pas de prémonition en effet, dans les articles touchant au droit et à la politique, du tour tragique de la mondialisation à venir, conséquence du progrès technique, qui a plongé aux XIXe et XXe siècles l'humanité dans un cauchemar infernal. Après coup, le conseil de Rousseau d'imiter la vertu républicaine antique peut sembler dérisoire.

    Si cette vertu, tant vantée par les philosophes des Lumières, est aujourd'hui bannie du vocabulaire politique, c'est d'abord pour des raisons économiques et politiques que Rousseau ne soupçonnait pas.

    Sur le plan religieux, différents articles du dictionnaire confirment que Rousseau, comme beaucoup de ses compatriotes genevois, était un calviniste sincère. Ainsi son puritanisme lui fait craindre la mauvaise influence morale des pièces de Molière, en même temps qu'il reconnaît leur force comique. Du moins Rousseau est-il plus sincère et entier que son ami catholique Diderot, à qui Rousseau reprochera le commerce avec les puissants de ce monde ("les méchants") et avec qui il finira par rompre.

    On est d'ailleurs surpris d'autant d'intérêt pour les questions politiques et morales, ou "sociales" comme on dit aujourd'hui, de la part d'un philosophe chrétien, qui se place avec ses "Confessions" dans la lignée d'Augustin d'Hippone, fameux théologien chrétien du IVe-Ve s. Ce dernier proclame son indifférence des questions temporelles, au motif que "le royaume de Dieu n'est pas de ce monde" (Cf. "Sermon sur la chute de Rome"). Si Rousseau semble mesurer le danger de la théocratie, ses idées réformatrices paraissent tout de même imprégnés à la fois d'idéaux chrétiens (il exprime souvent son horreur de la violence) et de la formule municipale genevoise, aussi peu adaptée que la démocratie athénienne aux gigantesques empires modernes.

    L'ouvrage est complété par une brève biographie chronologique utile de J.-J. Rousseau.

    Dictionnaire Rousseau, par Jean-Paul Narcy, éd. Atlande, 2016.

  • Gauguin - L'autre monde***

    Quel peintre, moderne ou plus ancien, n'a pas eu droit à sa bio en BD ? La liste ne cesse de s'allonger, quiwebzine,bd,zébra,gratuit,fanzine,bande-dessinée,critique,gauguin,biographie,sarbacane,fabrizio dori comporte des réussites ("Picasso" par Birmant et Oubrerie, "Egon Schiele" par X. Coste), et des échecs ("Le Caravage", par Manara, "Dali" par Beaudoin).

    On devine l'intérêt pour un auteur de BD d'une confrontation avec un peintre fameux. Le public, quant à lui, y gagne en concision et en synthèse, pour peu que le récit soit à la hauteur. De nombreuses biographies de peintres ont été rédigées par des écrivains ou des professeurs manifestement ignorants des conditions dans lesquelles s'élabore la peinture. Longtemps symbole du stalinisme triomphant, Picasso a ainsi surtout eu droit à des hagiographies outrées ou des pamphlets bornés (anticommunistes et/ou féministes).

    Dans sa biographie de Paul Gauguin, parue récemment chez l'éditeur Sarbacane, l'illustrateur l'Italien Fabrizio Dori a apporté un soin particulier à l'aspect esthétique, imitant les couleurs - bleu, or - et le dessin un peu fruste de Gauguin, converti tardivement à l'art. La BD a l'apparence d'une biographie de Gauguin par Gauguin lui-même ; c'est une bonne idée, car la peinture moderne/bourgeoise s'apparente à un parcours initiatique ; c'est un projet existentialiste.

    A moins de goûter l'art comme on goûte l'hostie à la messe, on peut en effet difficilement apprécier la peinture de Gauguin indépendamment de sa quête d'un "autre monde".

    Gauguin fait penser à un prisonnier qui cherche à s'évader de prison mais qui n'y parvient pas. Courtier en bourse contraint de démissionner par la crise, Gauguin est mû par le dégoût d'un monde - le sien -, régi par l'argent. Acculé finalement à la misère, il sera rattrapé par la nécessité qu'il voulait fuir. Marié et père de cinq enfants, le peintre quittera son foyer pour se consacrer à la peinture... mais s'empressera de se remarier à Tahiti avec une indigène, à lui offerte en cadeau de bienvenue. L'exil de Gauguin est tout aussi ambigu, car le désir de voir son nom et son oeuvre reconnus le ramène à Paris auprès de la critique d'art et de ses confrères peintres.

    La BD de Fabrizio Dori met en exergue l'ambivalence de la démarche de Gauguin, sa quête d'un paradis hors de portée. Le mysticisme de l'art moderne est ainsi mis en évidence. Les tableaux de Gauguin sont autant de reliques ; c'est la démarche personnelle qui fait de Gauguin une sorte de saint laïc (sur le modèle catholique).

    La question se pose aussi, à travers Gauguin, de savoir si notre société hypersophistiquée, que l'on pourrait qualifier de "civilisation du détail", ne revient pas à une sorte de primitivisme barbare ? Cela peut expliquer la fascination de Gauguin pour l'art primitif.

    Gauguin - l'autre monde, par Fabrizio Dori, éd. Sarbacane, 2016.

  • S'Enfuir**

    Les précédentes BD de Guy Delisle font penser aux albums de Tintin, tant sur le fond que sur la forme. Hergéwebzine,zébra,gratuit,bande-dessinée,bd,fanzine,critique,kritik,guy delisle,s'enfuir,christophe andré,tchétchène égratigne au passage certains régimes totalitaires (URSS, Japon, Amérique...), mais occulte le pillage meurtrier des richesses du Congo par la Belgique ; de même le Québécois G. Delisle propose un angle de vue assez étroit sur Israël, la Corée du Nord ou la Birmanie.

    Pas besoin, en effet, d'être abonné au "Monde diplomatique" pour comprendre que le régime nord-coréen fait office d'épouvantail bien pratique.

    Même impression, lorsque je lis une chronique de Bernard-Henry Lévy dans "Le Point", qu'il s'agit d'un scénario de BD pour ados. Le propos est clair et net comme de la propagande bien ficelée, mais les opinions et principes manichéens du philosophe globe-trotter affleurent partout.

    Comme le style de Hergé, celui de Guy Delisle est assez peu personnel, au service d'une narration cinématographique bien huilée. L'usage d'un camaïeu de gris par Delisle pour donner du relief à son dessin renforce l'impression que la narration prime sur tout le reste. Dans "S'Enfuir", Delisle n'illustre pas sa propre expérience, mais celle d'un ex-otage, Christophe André, qui fut capturé par des nationalistes tchétchènes lors de sa première mission pour le compte d'une ONG.

    G. Delisle parvient à transformer le témoignage de Christophe André sur ses longs mois de captivité en récit à suspense : - oui ou non, l'otage parviendra-t-il à s'évader ? (dès le début, le lecteur sait qu'il survivra).

    Il parvient aussi à faire partager au lecteur cette expérience hors du commun - l'angoisse, la révolte, la honte, la détresse provoquée par l'attente interminable, tous ces sentiments mêlés éprouvés par l'otage. Mais c'est au prix de longs, très longs développements. La BD, épaisse, aurait pu compter plusieurs dizaines de pages en moins si Delisle s'était contenté d'illustrer les événements marquants qui ont émaillé la captivité de Christophe André. Mais, comme celui-ci était strictement isolé et attaché dans une pièce close pendant les très long mois qu'a duré sa captivité, le sentiment d'anéantissement domine et les pages sont redondantes, l'auteur tire à la ligne.

    On finit par se dire qu'être otage, c'est chiant comme l'art séquentiel, particulièrement adapté pour rendre compte de cette situation.

    Ou encore la BD de Delisle évoque ces films de genre, dans lesquels on fait sursauter de peur un public consentant à l'aide d'un claquement de porte ou d'un craquement de branche soudain. A propos des nationalistes tchétchènes, du rôle des ONG, de tout le contexte de l'enlèvement, y compris son mobile exact, on n'apprend rien. Ce traitement minimaliste et cinématographique finit par être irritant ; une fois la BD refermée, on a l'impression d'avoir été l'otage de Guy Delisle.

    "S'Enfuir", par Guy Delisle, eds Dargaud, 2016.