Quel peintre, moderne ou plus ancien, n'a pas eu droit à sa bio en BD ? La liste ne cesse de s'allonger, qui comporte des réussites ("Picasso" par Birmant et Oubrerie, "Egon Schiele" par X. Coste), et des échecs ("Le Caravage", par Manara, "Dali" par Beaudoin).
On devine l'intérêt pour un auteur de BD d'une confrontation avec un peintre fameux. Le public, quant à lui, y gagne en concision et en synthèse, pour peu que le récit soit à la hauteur. De nombreuses biographies de peintres ont été rédigées par des écrivains ou des professeurs manifestement ignorants des conditions dans lesquelles s'élabore la peinture. Longtemps symbole du stalinisme triomphant, Picasso a ainsi surtout eu droit à des hagiographies outrées ou des pamphlets bornés (anticommunistes et/ou féministes).
Dans sa biographie de Paul Gauguin, parue récemment chez l'éditeur Sarbacane, l'illustrateur l'Italien Fabrizio Dori a apporté un soin particulier à l'aspect esthétique, imitant les couleurs - bleu, or - et le dessin un peu fruste de Gauguin, converti tardivement à l'art. La BD a l'apparence d'une biographie de Gauguin par Gauguin lui-même ; c'est une bonne idée, car la peinture moderne/bourgeoise s'apparente à un parcours initiatique ; c'est un projet existentialiste.
A moins de goûter l'art comme on goûte l'hostie à la messe, on peut en effet difficilement apprécier la peinture de Gauguin indépendamment de sa quête d'un "autre monde".
Gauguin fait penser à un prisonnier qui cherche à s'évader de prison mais qui n'y parvient pas. Courtier en bourse contraint de démissionner par la crise, Gauguin est mû par le dégoût d'un monde - le sien -, régi par l'argent. Acculé finalement à la misère, il sera rattrapé par la nécessité qu'il voulait fuir. Marié et père de cinq enfants, le peintre quittera son foyer pour se consacrer à la peinture... mais s'empressera de se remarier à Tahiti avec une indigène, à lui offerte en cadeau de bienvenue. L'exil de Gauguin est tout aussi ambigu, car le désir de voir son nom et son oeuvre reconnus le ramène à Paris auprès de la critique d'art et de ses confrères peintres.
La BD de Fabrizio Dori met en exergue l'ambivalence de la démarche de Gauguin, sa quête d'un paradis hors de portée. Le mysticisme de l'art moderne est ainsi mis en évidence. Les tableaux de Gauguin sont autant de reliques ; c'est la démarche personnelle qui fait de Gauguin une sorte de saint laïc (sur le modèle catholique).
La question se pose aussi, à travers Gauguin, de savoir si notre société hypersophistiquée, que l'on pourrait qualifier de "civilisation du détail", ne revient pas à une sorte de primitivisme barbare ? Cela peut expliquer la fascination de Gauguin pour l'art primitif.
Gauguin - l'autre monde, par Fabrizio Dori, éd. Sarbacane, 2016.