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L'Incroyable Histoire de Cédric Villani

La culture générale est utile pour briller dans les cocktails, aux concours administratifs et au « Trivial pursuit ». « Lincroyable Histoire des Sciences » (éd. Les Arènes BD, 2023) illustrée par Philippe Bercovici et à laquelle l’élégant statisticien Cédric Villani fournit sa caution scientifique, est un ouvrage de culture générale et non dhistoire, comme il se veut. La culture générale nest pas moins éloignée de la science que lignorance.

Loccasion nous est donnée par cette bande dessinée dapprofondir la question de la vulgarisation deswebzine,bd,zébra,gratuit,fanzine,bande-dessinée,critique,cédric villani,arènes-bd,bercovici,pierre boisserie,didier convard,descartes,blaise pascal,claude allègre,palestine,jérusalem,thermodynamique,aldous huxley,darwinisme,galvani,nucléaire,guerre froide,isaac newton,fondamentalisme,ontologie,aristote,physique quantique,théologie,puritanisme,science politique,blain,jancovici,vulgarisation,soviétique,kant,raymond poincaré,einstein,lazare carnot,francis bacon,novum organum diverses branches de la science par la bande dessinée, car la plupart des ouvrages dans cette catégorie, rencontrant parfois un grand succès, se situent au niveau de la culture générale et non de lhistoire. Celle-ci ne résulte pas une simple compilation, mais exige un angle critique. « LHistoire de Jérusalem », qui a cartonné récemment en librairie, est aussi un ouvrage de culture générale ; pleine d’érudition, cette BD est cependant impropre à fournir un éclairage sur laffrontement actuel en Palestine, au nom dun fondamentalisme judéo-chrétien, dune part, et dun fondamentalisme arabo-musulman dautre part.

Dans le domaine de la science économique, la plus dure, C. Blain et J.-M. Jancovici ont réussi le tour de force de publier plus dune centaine de pages sur la technologie nucléaire en faisant complètement abstraction de la Guerre froide (!) alors même que la course aux armements nucléaires est un des principaux ingrédients de ce conflit militaro- économique qui dure depuis plus dun demi-siècle - un conflit qui na pas connu de répit puisque les raids américains sur lIrak et lAfghanistan coïncident avec leffondrement de lEtat soviétique à la fin des années 80, rendant ces conquêtes militaires plus faciles.

Après avoir posé en préambule la question de lutilité de la science, à laquelle leur BD de 250 pages sefforce systématiquement de ne pas répondre autrement que par un cliché (« la science, cest le progrès »), les scénaristes (D. Convard et P. Boissière) mettent dans la bouche de Marie Curie cette sentence absurde : « Tu sais [Marie Curie tutoie Cédric Villani], on pourrait finalement raconter lhistoire de lhumanité à travers les progrès de la science plutôt qu’à travers les soubresauts politiques qui ont conduit à la situation actuelle. »

Bien sûr aucun historien digne de ce nom n’étudiera tel ou tel aspect de la science séparément du contexte politique et religieux. Ce faisant, on serait assuré de ne rien comprendre à l’évolution de la science, que lon ne peut scinder du contexte politique et économique, comme si les savants étaient de purs esprits.

Un historien se posera la question de savoir si la gloire dAlbert Einstein est exclusivement due à sa méthode de calcul novatrice, dont lutilité pratique nest pas claire pour tout le monde (y compris parmi les physiciens), ou sil ne sagit pas, indirectement, de fournir une caution morale à la fabrication darmes de destruction massive ? Dune manière générale, le service rendu par les mathématiciens depuis le XVIIe siècle à lindustrie de larmement fait naître un soupçon légitime quant au primat actuel des mathématiques. Ce primat est-il politique ou scientifique ?

Dans la mesure où elle renforce considérablement la puissance politique, les institutions politiques ont toujours cherché à exercer leur contrôle sur la science, au moins de sa partie opérative, technique. Les auteurs de « LHistoire formidable » ne font queffleurer cette question, alors même quelle est censée motiver leur démarche : cest ici le même réflexe que celui des anarchistes stupides qui décrètent que le pouvoir est nécessairement corrompu, et qui tendent ainsi les rênes de ce pouvoir à des anarchistes moins stupides queux (Lénine et Trotski).

La notion même de « science politique » traduit lintégration des mathématiques dans lactivité politique, au point que certains politiciens (il était fatal quun polytechnicien comme Giscard-dEstaing tombe dans ce travers) ne conçoivent pas la politique en dehors du prisme des mathématiques.

Il nest pas inutile de préciser le contexte historique du mariage de la politique et des mathématiques ; il remonte à la fin du XVIIe siècle, et il est indissociable du puritanisme, anglo-saxon notamment. La fameuse théorie dite de « la main invisible » dAdam Smith, garante de l’équilibre économique, est à la fois religieuse et mathématique. Un chapitre consacré à la théologie dans un ouvrage dhistoire des sciences simpose, y compris sagissant des sciences modernes.

Le mathématicien Claude Allègre, récompensé comme Cédric Villani dune médaille Fields, publia il y a quelques années un ouvrage de vulgarisation scientifique comparable à la présente « Incroyable Histoire des Sciences » ("Un peu de Science pour tous", 2003), dans lequel circulait la même erreur : croire et faire croire quil existe une science « laïque », cest-à-dire indépendante du discours religieux et de la théologie. Cela revient à confondre laïcité et étatisme, puis à ignorer limportance prise par les mathématiques dans lEtat moderne au cours du XIXe siècle, au point de se substituer à la religion et à la théologie. Les Français sont généralement effrayés par la théorie économique dite « libertarienne », dont ils perçoivent facilement quelle est, littéralement, un fanatisme économique ; mais lEtat moderne « laïc » est tout aussi spéculatif et fanatique que la création monétaire anarchique.

On conçoit que la science est dautant plus asservie à des besoins politiques technocratiques que lEtat est puissant ; le régime voisin de V. Poutine en fournit lexemple : la laïcité ne garantit plus aucune indépendance au XXe siècle. Les investissements actuels par dizaines de milliards dans lintelligence artificielle, en labsence de preuve de leur utilité sociale, ne sont pas plus scientifiques ou laïcs que les investissements dans les « start-ups » quelques années avant le krach mondial de 2008 ; ce sont ici deux exemples de linfluence des marchés sur lorientation de la recherche dite « scientifique », en réalité technologique (à la limite de l’ésotérisme en ce qui concerne lIA). Les banquiers utilisent des outils sophistiqués : ce ne sont pas des scientifiques pour autant, et les mathématiciens qui les conçoivent pour eux ne le sont pas non plus.

Ignorer linfluence de la théologie dans le développement de lhistoire des sciences, cest courir le risque de tenir un discours scientifique inconsciemment religieux.

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Le choix arbitraire des auteurs de traiter comme des chapitres séparés les mathématiques de la science physique, de la chimie et de lastronomie, est une erreur du même ordre que la mise entre parenthèses de la question politico-religieuse, traitée marginalement. Décrites séparément, sous le prétexte didactique, ces disciplines ne sont que quatre aspects de l’étude dun même phénomène naturel, comme l’électricité par exemple.

Comme louvrage de C. Allègre, celui parrainé par C. Villani suggère que le progrès scientifique est le résultat dune accumulation de principes mathématiques et dinventions empiriques, ce qui est une illusion. Le progrès apparemment exponentiel de la science au XIXe siècle est, lui aussi, une illusion d'optique, qui coïncide avec lapparition des premiers « savants fous ». Laccélération du nombre dinventions nest que leffet de la propagation presque épidémique de la méthode empirique en Occident ; or cette inflation dinnovations nest pas la science, mais seulement un de ses effets secondaires. Beaucoup dinnovations techniques, notamment dans le domaine de la médecine, précèdent l’élucidation scientifique.

Plus on tourne les pages de cette bande dessinée, plus la démonstration de ses auteurs apparaît cousue de fil blanc : il sagit ni plus ni moins d'exonérer la communauté scientifique (soit dit en passant, cette notion na rien de scientifique) des crimes abominables dans lesquels elle est impliquée au cours du XIXe siècle, et plus encore au XXe siècle. On peut ainsi voir lavatar dessiné de Cédric Villani sindigner de la souffrance infligée à une grenouille de laboratoire afin de mieux comprendre le phénomène de l’électricité… alors des ingénieurs spécialisés dans le nucléaire n’ont pas hésité, au XXe siècle, à mener des expériences sur les êtres humains à grande échelle, causant ainsi des centaines de milliers de morts atroces. C. Villani est plein de compassion pour la grenouille de Galvani, tandis quil se contente de prendre un air gêné [son avatar dessiné] à propos des travaux dans le domaine de la fission des atomes, qui ont conduit à la fabrication darmes de destruction massive : un historien japonais aurait pu renseigner les auteurs de « LIncroyable Histoire » sur lintention de tester « in vivo » la bombe A, qui préside aux bombardements sur Hiroshima et Nagasaki.

On a placé des paroles mensongères à ce sujet encore dans la bouche de Marie Curie : les spécialistes de la fission nucléaire nont pas du tout été manipulés par la classe politique : lingénieur R. Oppenheimer a bel et bien fait des démarches positives, ainsi que certains confrères, pour doter le ministère de la Défense des Etats-Unis dun engin de mort offensif, se plaçant ainsi au même niveau éthique que les ingénieurs nazis.

Au passage Lazare Carnot, père de Léopold Carnot et mentionné dans « LIncroyable histoire » comme « le grand Carnot », fit preuve sur le terrain politique dune brutalité barbare qui préfigure celle des troupes napoléoniennes en Espagne. Y a-t-il un pays au monde qui a eu plus à souffrir de ses ingénieurs militaires que la France ?

Il est intellectuellement malhonnête dessayer de blanchir la « communauté scientifique » en attribuant les dérives tragiques de la techno-science occidentale à la seule classe politique ; mais il est encore plus pernicieux de laisser entendre que ces dérives étaient ou sont inévitables, comme inhérentes à la démarche scientifique : le projet Manhattan na pas contribué à la connaissance scientifique ; autrement dit, le développement industriel ne constitue pas un progrès scientifique : la science ne se confond pas avec ses applications heureuses ou malheureuses. Leffet de sidération sur le grand public des gadgets technologiques nest pas seulement entretenu par les industriels et les politiciens : il lest aussi par la communauté scientifique ET des comités d’éthique aussi bidon que les Agences étatiques de surveillance des médicaments (systématiquement condamnées dans les escroqueries pharmaceutiques à grande échelle).

Linconscience historique des auteurs de cette «  incroyable  histoire » se traduit concrètement par lhypothèse dun progrès scientifique qui serait une accumulation de découvertes mises bout à bout. Le progrès tient beaucoup plus à lordonnancement et la hiérarchisation des différentes branches de la science. Si René Descartes (1596-1650) est un grand savant, tandis que Blaise Pascal na joué quun rôle secondaire, ajoutant quelques expériences de mesure de la pression atmosphérique à des tas dautres avant et après, cest parce que Descartes a contribué à dissiper la grande confusion qui régnait avant le XVIIe siècle. La BD met sur le même plan des ingénieurs et des savants de plus grande envergure, acteurs majeurs de la science, sans laquelle celle-ci serait restée au niveau de la science-fiction médiévale. « LIncroyable Histoire » nivelle tout : elle accorde moins dimportance aux promoteurs de lempirisme et de la science expérimentale quaux expérimentateurs qui se sont engouffrés dans la brèche.

Si lhistoire de la science moderne est plus difficile à faire quune bombe A, cest justement parce que le progrès ne peut pas être formulé comme une suite mathématique. Ainsi le cas dIsaac Newton (1643-1727) pose problème à lhistorien, puisquil contrevient à presque toutes les règles méthodologiques de la grande restauration scientifique du début du XVIIe siècle ; il y a là un hiatus, une sorte d’énigme historique, que lon ne peut pas se contenter de balayer sous le tapis. En effet Newton mélange allègrement alchimie, théologie et mathématiques, plaçant Dieu au centre de sa philosophie naturelle. Si Voltaire avait pris la peine de lire Newton, au lieu de confier ce soin à sa charmante secrétaire, il naurait peut-être pas tant encensé Newton.

Mais encore sur le plan épistémologique, E. Kant opère un étonnant retour au Moyen-âge et à la scolastique médiévale, un peu moins dun siècle après la restauration humaniste ; un humoriste cartésien pourrait dire que l’épistémologie kantienne est plus obscure que la nature elle-même.

Dans le même ordre didée, on ne peut faire dAristote lancêtre dune science physique qui, au XXIe siècle, repose largement sur la modélisation mathématique, alors que la géométrie algébrique nest pas, selon Aristote, une science ontologique ; cet outil ne permet aux yeux du physicien grec que de décrire des phénomènes naturels, de façon schématique ; la physique moderne renverse Aristote en posant la supériorité des mathématiques sur la science physique.

Le mathématicien français Raymond Poincaré a semé le doute à ce sujet, plutôt quil na éclairci la question, affirmant que les calculs astronomiques de N. Copernic valaient pour leur précision, comme ceux de Tycho Brahé, mais que ces calculs n’étaient pas ontologiques.

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Si lon se penche sur le détail de la série danecdotes et résumés de principes scientifiques que lon nous incite à prendre pour un déroulement historique, on notera beaucoup dinexactitudes, derreurs grossières ou de maladresses. Voici quelques exemples :

Nest-il pas maladroit de reprendre la tarte à la crème de la pomme de Newton ? Non seulement ce conte cache la réalité de linspiration dI. Newton par le traité de William Gilbert sur laimantation, phénomène dont Newton déduit la gravitation et le mouvement des astres, mais il donne limpression que le progrès de la science est le fruit dinspirations géniales, alors quil est plutôt le résultat dun effort harassant et constant, sur plusieurs générations ; il ny a pas plus de génie scientifique isolé en sciences que dans d'autres domaines.

Comme il est affirmé (p. 109), la thermodynamique nest pas « matériellement définie au XIXe siècle », elle y fut seulement formalisée sous forme de lois mathématiques, qui faciliteront la conception dengins motorisés divers et variés. Dès le début du XVIIe, le phénomène thermodynamique avait déjà été exposé sous toutes ses coutures dans le « Novum organum » du philosophe humaniste Francis Bacon. Ce dernier anticipe même toutes les difficultés de la modélisation du phénomène thermodynamique, extrêmement complexe difficultés qui ne sont pas toutes résolues à ce jour.

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« LIncroyable Histoire des Sciences » est donc un OESI (objet éditorial super inutile), qui manque drastiquement de méthode. Si ses auteurs veulent alerter sur la menace que représentent certaines dérives, pourquoi chercher à en innocenter la « communauté scientifique » ? Il semble au contraire préférable dalerter la jeune génération sur le manque dindépendance de la recherche scientifique au XXe siècle. Ici cest sans doute laspect le moins mystérieux de lhistoire des sciences : on comprend facilement que la cupidité est la principale cause de dévoiement de la science au cours du XXe siècle, orientant la recherche sur des inventions fructueuses dans le domaine médical, plutôt que des inventions lumineuses ; ici il faut sempresser de combattre une autre illusion, très française, qui consiste à croire que lEtat est un remède efficace contre le dévoiement de la science.

Le problème du divorce de la philosophie et de la science, traité dans « LIncroyable histoire » comme un vague fil conducteur, est en réalité une question historique préalable : comment et pourquoi la « philosophie naturelle » humaniste est-elle morte ? Est-ce dû à la médiocrité des philosophes du XIXe siècle ? Largument de la complexité croissante des différentes disciplines scientifiques nen est pas un, puisque précisément le rôle de la philosophie est un rôle dorganisateur et de superviseur. On ne peut pas tenir les aphorismes d'A. Einstein (au demeurant assez confus), pour une philosophie à part entière.

Le désastre des différentes sortes de darwinisme social, non seulement la version nazie, fournit un début de réponse puisque le darwinisme social lie de manière funeste compétition et progrès, ce que toutes les expériences darwinistes menées sur lhomme invalident. Cela na rien dun hasard si le principal philosophe écologiste du XXe siècle, le britannique Aldous Huxley, a axé son célèbre roman post-apocalyptique (« Brave New World ») sur la critique dun darwinisme social, qui sest très largement substitué au cours du XXe siècle à la philosophie.

Hannah Arendt a par ailleurs efficacement discrédité l'éthique laïque d'A. Eichmann, dissuadant ainsi de prendre la laïcité du XXe siècle pour autre chose que ce qu'elle est.

La dystopie d’Aldous Huxley est un avertissement contre les dérives de la médecine étatique, qui mérite d’autant plus qu’on s’y attarde qu’il a été vérifié par les faits, depuis la brève et sinistre expérience nazie, jusqu’aux abus récents de la Food and Drug Administration qui a autorisé la mise sur le marché d’opiacés d’une extrême toxicité. Ce scandale retentissant n'est que la partie immergée de l'iceberg.

Des philosophes aberrants continuent en 2024 de propager un transhumanisme darwinien, combattu dès 1932 par Huxley comme un eugénisme protonazi, et ce malgré le fiasco du génie génétique dans le domaine médical, qui contribue à aggraver l’épidémie de cancer en détournant l’attention de ses causes véritables, parfaitement identifiées.

Le combat des jeunes étudiants les moins naïfs, qui s'opposent au sein des écoles d'ingénieurs à la mainmise des industriels sur les programmes scolaire est un combat social parfaitement légitime et sain. Il doit s'accompagner d'une critique sans concession de la techno-science.

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