La culture générale est utile pour briller dans les cocktails, aux concours administratifs et au « Trivial pursuit ». « L’incroyable Histoire des Sciences » (éd. Les Arènes BD, 2023) illustrée par Philippe Bercovici et à laquelle l’élégant statisticien Cédric Villani fournit sa caution scientifique, est un ouvrage de culture générale et non d’histoire, comme il se veut. La culture générale n’est pas moins éloignée de la science que l’ignorance.
L’occasion nous est donnée par cette bande dessinée d’approfondir la question de la vulgarisation des
 diverses branches de la science par la bande dessinée, car la plupart des ouvrages dans cette catégorie, rencontrant parfois un grand succès, se situent au niveau de la culture générale et non de l’histoire. Celle-ci ne résulte pas une simple compilation, mais exige un angle critique. « L’Histoire de Jérusalem », qui a cartonné récemment en librairie, est aussi un ouvrage de culture générale ; pleine d’érudition, cette BD est cependant impropre à fournir un éclairage sur l’affrontement actuel en Palestine, au nom d’un fondamentalisme judéo-chrétien, d’une part, et d’un fondamentalisme arabo-musulman d’autre part. 
Dans le domaine de la science économique, la plus dure, C. Blain et J.-M. Jancovici ont réussi le tour de force de publier plus d’une centaine de pages sur la technologie nucléaire… en faisant complètement abstraction de la Guerre froide (!)… alors même que la course aux armements nucléaires est un des principaux ingrédients de ce conflit militaro- économique qui dure depuis plus d’un demi-siècle - un conflit qui n’a pas connu de répit puisque les raids américains sur l’Irak et l’Afghanistan coïncident avec l’effondrement de l’Etat soviétique à la fin des années 80, rendant ces conquêtes militaires plus faciles.
Après avoir posé en préambule la question de l’utilité de la science, à laquelle leur BD de 250 pages s’efforce systématiquement de ne pas répondre autrement que par un cliché (« la science, c’est le progrès »), les scénaristes (D. Convard et P. Boissière) mettent dans la bouche de Marie Curie cette sentence absurde : « Tu sais [Marie Curie tutoie Cédric Villani], on pourrait finalement raconter l’histoire de l’humanité à travers les progrès de la science plutôt qu’à travers les soubresauts politiques qui ont conduit à la situation actuelle. »
Bien sûr aucun historien digne de ce nom n’étudiera tel ou tel aspect de la science séparément du contexte politique et religieux. Ce faisant, on serait assuré de ne rien comprendre à l’évolution de la science, que l’on ne peut scinder du contexte politique et économique, comme si les savants étaient de purs esprits.
Un historien se posera la question de savoir si la gloire d’Albert Einstein est exclusivement due à sa méthode de calcul novatrice, dont l’utilité pratique n’est pas claire pour tout le monde (y compris parmi les physiciens), ou s’il ne s’agit pas, indirectement, de fournir une caution morale à la fabrication d’armes de destruction massive ? D’une manière générale, le service rendu par les mathématiciens depuis le XVIIe siècle à l’industrie de l’armement fait naître un soupçon légitime quant au primat actuel des mathématiques. Ce primat est-il politique ou scientifique ?
Dans la mesure où elle renforce considérablement la puissance politique, les institutions politiques ont toujours cherché à exercer leur contrôle sur la science, au moins de sa partie opérative, technique. Les auteurs de « L’Histoire formidable » ne font qu’effleurer cette question, alors même qu’elle est censée motiver leur démarche : c’est ici le même réflexe que celui des anarchistes stupides qui décrètent que le pouvoir est nécessairement corrompu, et qui tendent ainsi les rênes de ce pouvoir à des anarchistes moins stupides qu’eux (Lénine et Trotski).
La notion même de « science politique » traduit l’intégration des mathématiques dans l’activité politique, au point que certains politiciens (il était fatal qu’un polytechnicien comme Giscard-d’Estaing tombe dans ce travers) ne conçoivent pas la politique en dehors du prisme des mathématiques.
Il n’est pas inutile de préciser le contexte historique du mariage de la politique et des mathématiques ; il remonte à la fin du XVIIe siècle, et il est indissociable du puritanisme, anglo-saxon notamment. La fameuse théorie dite de « la main invisible » d’Adam Smith, garante de l’équilibre économique, est à la fois religieuse et mathématique. Un chapitre consacré à la théologie dans un ouvrage d’histoire des sciences s’impose, y compris s’agissant des sciences modernes.
Le mathématicien Claude Allègre, récompensé comme Cédric Villani d’une médaille Fields, publia il y a quelques années un ouvrage de vulgarisation scientifique comparable à la présente « Incroyable Histoire des Sciences » ("Un peu de Science pour tous", 2003), dans lequel circulait la même erreur : croire et faire croire qu’il existe une science « laïque », c’est-à-dire indépendante du discours religieux et de la théologie. Cela revient à confondre laïcité et étatisme, puis à ignorer l’importance prise par les mathématiques dans l’Etat moderne au cours du XIXe siècle, au point de se substituer à la religion et à la théologie. Les Français sont généralement effrayés par la théorie économique dite « libertarienne », dont ils perçoivent facilement qu’elle est, littéralement, un fanatisme économique ; mais l’Etat moderne « laïc » est tout aussi spéculatif et fanatique que la création monétaire anarchique.
On conçoit que la science est d’autant plus asservie à des besoins politiques technocratiques que l’Etat est puissant ; le régime voisin de V. Poutine en fournit l’exemple : la laïcité ne garantit plus aucune indépendance au XXe siècle. Les investissements actuels par dizaines de milliards dans l’intelligence artificielle, en l’absence de preuve de leur utilité sociale, ne sont pas plus scientifiques ou laïcs que les investissements dans les « start-ups » quelques années avant le krach mondial de 2008 ; ce sont ici deux exemples de l’influence des marchés sur l’orientation de la recherche dite « scientifique », en réalité technologique (à la limite de l’ésotérisme en ce qui concerne l’IA). Les banquiers utilisent des outils sophistiqués : ce ne sont pas des scientifiques pour autant, et les mathématiciens qui les conçoivent pour eux ne le sont pas non plus.
Ignorer l’influence de la théologie dans le développement de l’histoire des sciences, c’est courir le risque de tenir un discours scientifique inconsciemment religieux.
*
Le choix arbitraire des auteurs de traiter comme des chapitres séparés les mathématiques de la science physique, de la chimie et de l’astronomie, est une erreur du même ordre que la mise entre parenthèses de la question politico-religieuse, traitée marginalement. Décrites séparément, sous le prétexte didactique, ces disciplines ne sont que quatre aspects de l’étude d’un même phénomène naturel, comme l’électricité par exemple.
Comme l’ouvrage de C. Allègre, celui parrainé par C. Villani suggère que le progrès scientifique est le résultat d’une accumulation de principes mathématiques et d’inventions empiriques, ce qui est une illusion. Le progrès apparemment exponentiel de la science au XIXe siècle est, lui aussi, une illusion d'optique, qui coïncide avec l’apparition des premiers « savants fous ». L’accélération du nombre d’inventions n’est que l’effet de la propagation presque épidémique de la méthode empirique en Occident ; or cette inflation d’innovations n’est pas la science, mais seulement un de ses effets secondaires. Beaucoup d’innovations techniques, notamment dans le domaine de la médecine, précèdent l’élucidation scientifique.
Plus on tourne les pages de cette bande dessinée, plus la démonstration de ses auteurs apparaît cousue de fil blanc : il s’agit ni plus ni moins d'exonérer la communauté scientifique (soit dit en passant, cette notion n’a rien de scientifique) des crimes abominables dans lesquels elle est impliquée au cours du XIXe siècle, et plus encore au XXe siècle. On peut ainsi voir l’avatar dessiné de Cédric Villani s’indigner de la souffrance infligée à une grenouille de laboratoire afin de mieux comprendre le phénomène de l’électricité… alors des ingénieurs spécialisés dans le nucléaire n’ont pas hésité, au XXe siècle, à mener des expériences sur les êtres humains à grande échelle, causant ainsi des centaines de milliers de morts atroces. C. Villani est plein de compassion pour la grenouille de Galvani, tandis qu’il se contente de prendre un air gêné [son avatar dessiné] à propos des travaux dans le domaine de la fission des atomes, qui ont conduit à la fabrication d’armes de destruction massive : un historien japonais aurait pu renseigner les auteurs de « L’Incroyable Histoire » sur l’intention de tester « in vivo » la bombe A, qui préside aux bombardements sur Hiroshima et Nagasaki.
On a placé des paroles mensongères à ce sujet encore dans la bouche de Marie Curie : les spécialistes de la fission nucléaire n’ont pas du tout été manipulés par la classe politique : l’ingénieur R. Oppenheimer a bel et bien fait des démarches positives, ainsi que certains confrères, pour doter le ministère de la Défense des Etats-Unis d’un engin de mort offensif, se plaçant ainsi au même niveau éthique que les ingénieurs nazis.
Au passage Lazare Carnot, père de Léopold Carnot et mentionné dans « L’Incroyable histoire » comme « le grand Carnot », fit preuve sur le terrain politique d’une brutalité barbare qui préfigure celle des troupes napoléoniennes en Espagne. Y a-t-il un pays au monde qui a eu plus à souffrir de ses ingénieurs militaires que la France ?
Il est intellectuellement malhonnête d’essayer de blanchir la « communauté scientifique » en attribuant les dérives tragiques de la techno-science occidentale à la seule classe politique ; mais il est encore plus pernicieux de laisser entendre que ces dérives étaient ou sont inévitables, comme inhérentes à la démarche scientifique : le projet Manhattan n’a pas contribué à la connaissance scientifique ; autrement dit, le développement industriel ne constitue pas un progrès scientifique : la science ne se confond pas avec ses applications heureuses ou malheureuses. L’effet de sidération sur le grand public des gadgets technologiques n’est pas seulement entretenu par les industriels et les politiciens : il l’est aussi par la communauté scientifique ET des comités d’éthique aussi bidon que les Agences étatiques de surveillance des médicaments (systématiquement condamnées dans les escroqueries pharmaceutiques à grande échelle).
L’inconscience historique des auteurs de cette « incroyable histoire » se traduit concrètement par l’hypothèse d’un progrès scientifique qui serait une accumulation de découvertes mises bout à bout. Le progrès tient beaucoup plus à l’ordonnancement et la hiérarchisation des différentes branches de la science. Si René Descartes (1596-1650) est un grand savant, tandis que Blaise Pascal n’a joué qu’un rôle secondaire, ajoutant quelques expériences de mesure de la pression atmosphérique à des tas d’autres avant et après, c’est parce que Descartes a contribué à dissiper la grande confusion qui régnait avant le XVIIe siècle. La BD met sur le même plan des ingénieurs et des savants de plus grande envergure, acteurs majeurs de la science, sans laquelle celle-ci serait restée au niveau de la science-fiction médiévale. « L’Incroyable Histoire » nivelle tout : elle accorde moins d’importance aux promoteurs de l’empirisme et de la science expérimentale qu’aux expérimentateurs qui se sont engouffrés dans la brèche.
Si l’histoire de la science moderne est plus difficile à faire qu’une bombe A, c’est justement parce que le progrès ne peut pas être formulé comme une suite mathématique. Ainsi le cas d’Isaac Newton (1643-1727) pose problème à l’historien, puisqu’il contrevient à presque toutes les règles méthodologiques de la grande restauration scientifique du début du XVIIe siècle ; il y a là un hiatus, une sorte d’énigme historique, que l’on ne peut pas se contenter de balayer sous le tapis. En effet Newton mélange allègrement alchimie, théologie et mathématiques, plaçant Dieu au centre de sa philosophie naturelle. Si Voltaire avait pris la peine de lire Newton, au lieu de confier ce soin à sa charmante secrétaire, il n’aurait peut-être pas tant encensé Newton.
Mais encore sur le plan épistémologique, E. Kant opère un étonnant retour au Moyen-âge et à la scolastique médiévale, un peu moins d’un siècle après la restauration humaniste ; un humoriste cartésien pourrait dire que l’épistémologie kantienne est plus obscure que la nature elle-même.
Dans le même ordre d’idée, on ne peut faire d’Aristote l’ancêtre d’une science physique qui, au XXIe siècle, repose largement sur la modélisation mathématique, alors que la géométrie algébrique n’est pas, selon Aristote, une science ontologique ; cet outil ne permet aux yeux du physicien grec que de décrire des phénomènes naturels, de façon schématique ; la physique moderne renverse Aristote en posant la supériorité des mathématiques sur la science physique.
Le mathématicien français Raymond Poincaré a semé le doute à ce sujet, plutôt qu’il n’a éclairci la question, affirmant que les calculs astronomiques de N. Copernic valaient pour leur précision, comme ceux de Tycho Brahé, mais que ces calculs n’étaient pas ontologiques.
*
Si l’on se penche sur le détail de la série d’anecdotes et résumés de principes scientifiques que l’on nous incite à prendre pour un déroulement historique, on notera beaucoup d’inexactitudes, d’erreurs grossières ou de maladresses. Voici quelques exemples :
N’est-il pas maladroit de reprendre la tarte à la crème de la pomme de Newton ? Non seulement ce conte cache la réalité de l’inspiration d’I. Newton par le traité de William Gilbert sur l’aimantation, phénomène dont Newton déduit la gravitation et le mouvement des astres, mais il donne l’impression que le progrès de la science est le fruit d’inspirations géniales, alors qu’il est plutôt le résultat d’un effort harassant et constant, sur plusieurs générations ; il n’y a pas plus de génie scientifique isolé en sciences que dans d'autres domaines.
Comme il est affirmé (p. 109), la thermodynamique n’est pas « matériellement définie au XIXe siècle », elle y fut seulement formalisée sous forme de lois mathématiques, qui faciliteront la conception d’engins motorisés divers et variés. Dès le début du XVIIe, le phénomène thermodynamique avait déjà été exposé sous toutes ses coutures dans le « Novum organum » du philosophe humaniste Francis Bacon. Ce dernier anticipe même toutes les difficultés de la modélisation du phénomène thermodynamique, extrêmement complexe – difficultés qui ne sont pas toutes résolues à ce jour.
*
« L’Incroyable Histoire des Sciences » est donc un OESI (objet éditorial super inutile), qui manque drastiquement de méthode. Si ses auteurs veulent alerter sur la menace que représentent certaines dérives, pourquoi chercher à en innocenter la « communauté scientifique » ? Il semble au contraire préférable d’alerter la jeune génération sur le manque d’indépendance de la recherche scientifique au XXe siècle. Ici c’est sans doute l’aspect le moins mystérieux de l’histoire des sciences : on comprend facilement que la cupidité est la principale cause de dévoiement de la science au cours du XXe siècle, orientant la recherche sur des inventions fructueuses dans le domaine médical, plutôt que des inventions lumineuses ; ici il faut s’empresser de combattre une autre illusion, très française, qui consiste à croire que l’Etat est un remède efficace contre le dévoiement de la science.
Le problème du divorce de la philosophie et de la science, traité dans « L’Incroyable histoire » comme un vague fil conducteur, est en réalité une question historique préalable : comment et pourquoi la « philosophie naturelle » humaniste est-elle morte ? Est-ce dû à la médiocrité des philosophes du XIXe siècle ? L’argument de la complexité croissante des différentes disciplines scientifiques n’en est pas un, puisque précisément le rôle de la philosophie est un rôle d’organisateur et de superviseur. On ne peut pas tenir les aphorismes d'A. Einstein (au demeurant assez confus), pour une philosophie à part entière.
Le désastre des différentes sortes de darwinisme social, non seulement la version nazie, fournit un début de réponse puisque le darwinisme social lie de manière funeste compétition et progrès, ce que toutes les expériences darwinistes menées sur l’homme invalident. Cela n’a rien d’un hasard si le principal philosophe écologiste du XXe siècle, le britannique Aldous Huxley, a axé son célèbre roman post-apocalyptique (« Brave New World ») sur la critique d’un darwinisme social, qui s’est très largement substitué au cours du XXe siècle à la philosophie.
Hannah Arendt a par ailleurs efficacement discrédité l'éthique laïque d'A. Eichmann, dissuadant ainsi de prendre la laïcité du XXe siècle pour autre chose que ce qu'elle est.
La dystopie d’Aldous Huxley est un avertissement contre les dérives de la médecine étatique, qui mérite d’autant plus qu’on s’y attarde qu’il a été vérifié par les faits, depuis la brève et sinistre expérience nazie, jusqu’aux abus récents de la Food and Drug Administration qui a autorisé la mise sur le marché d’opiacés d’une extrême toxicité. Ce scandale retentissant n'est que la partie immergée de l'iceberg.
Des philosophes aberrants continuent en 2024 de propager un transhumanisme darwinien, combattu dès 1932 par Huxley comme un eugénisme protonazi, et ce malgré le fiasco du génie génétique dans le domaine médical, qui contribue à aggraver l’épidémie de cancer en détournant l’attention de ses causes véritables, parfaitement identifiées.
Le combat des jeunes étudiants les moins naïfs, qui s'opposent au sein des écoles d'ingénieurs à la mainmise des industriels sur les programmes scolaire est un combat social parfaitement légitime et sain. Il doit s'accompagner d'une critique sans concession de la techno-science.