(Mémoires sous l’Occupation, vol. 1)
Je reprochais récemment au dernier album de Tardi d’après son père, cet antihéros, le mélange des genres («Moi, René Tardi»). Il n’est pas interdit, comme Louis-Ferdinand Céline, de mêler le drame personnel à la peinture d’histoire, bien au contraire. Mais le drame, Céline l’a vécu, et le péché atroce qu’il a commis, de partir à la guerre la fleur au fusil, et tout ce qui s'ensuit à quoi la légalité n'enlève rien, il s’en accuse d’abord au premier chef ; ça permet à ses meilleurs romans de ne pas verser dans la morale édifiante, voire d’atteindre l’humour humble du cocu qui sait qu’il est cocu et s’en moque autant que possible (Les soldats sont des cocus qui reviennent avec des blessures plus profondes que les blessures d’amour).
Le drame de Tardi Jr est seulement d’avoir eu un père, ancien prisonnier de guerre aigri et radoteur, s’accusant d’un péché bien différent: celui d’avoir connu la défaite.
Céline est d’ailleurs un auteur pleinement populaire, et non populiste. Il n’accuse pas seulement les élites «judéo-maçonniques» et cléricales du péché de la Grande Guerre, mais aussi les prolos et les paysans, les employés de son rang, de se laisser conduire systématiquement au néant par le joueur de flûte –de préférer le bar-PMU à l’histoire.
De populisme on ne trouve pas trace non plus, ou presque pas, dans la BD-témoignage de Bruno Loth d’après son père, et donc pas le «pathos» psychologique sur la relation père-fils. «Mon père avait entre 20 et 25 ans, c’est un témoin direct, et ses souvenirs d’homme ordinaire m’apparaissent aujourd’hui comme une véritable aventure.» C’est assez malin, plutôt que de s’inventer un drame, de tirer de celui, réel, vécu par son père, matière au récit. Mais l’auteur exagère un peu, car ce n’est pas exactement ici un récit d’aventure.
Jacques Loth, illustré par son fils, nous narre les conditions de la collaboration forcée des ouvriers des chantiers navals de Bordeaux, ô combien stratégiques en temps de guerre. La résistance? Bien peu s’y risquent. Jeunes, sans famille, jugés inconséquents par leurs parents le plus souvent. Travail et nécessité de gagner sa croûte, bien que l’Allemagne porte ces valeurs au pinacle, font loi bien au-delà des frontières de ce pays, et notamment parmi les ouvriers qui, pour ainsi dire, n’en connaissent pas d’autres. La résistance est un luxe. On s’étonne de l’ampleur des représailles, après qu'un officier allemand a été abattu. Lorsqu’un de ses potes est fusillé, Jacques est stupéfait, lui qui est si doux, au point que sa fiancée le largue en cinq sec, si gentil qu’il ne ferait pas de mal à un Allemand. Tout l’intérêt de ce témoignage réside dans la douceur du personnage, selon moi, qui promène un regard étonné parmi ses contemporains plus vifs, occupés dans tous les sens du terme, et rend donc un témoignage moins militant ou moins passionné de cet épisode d’Occupation.
Le défaut est, a contrario, d’une vision un peu idyllique du monde ouvrier, lisant des bandes-dessinées et partant jouer aux trappeurs l’été au bord de l’eau (au cours du Front populaire), tels des boy-scouts. Pour un peu on pourrait penser que, «si tous les ouvriers du monde se donnaient la main, ce serait la fête à l’humanité, etc., etc .»… suggestion qui aurait certainement fait ricaner Céline, comme les images d’Epinal stalinienne. On sent peu la dureté de la mécanique, imprimée le plus souvent sur l'ouvrier.
De même on peut supposer que le jeune homme Céline, plutôt agité, s’il avait connu l’Occupation et non joué les héros en 14-18 précédemment, se serait lancé dans quelque coup de résistance saignant, contrairement au héros de la BD. Pourquoi ? Eh bien pour connaître l’aventure, pardi, celle que le destin dicte d’en-haut aux hommes, et contre laquelle ceux qui préfèrent cultiver leur jardin ou astiquer leur moto ne peuvent rien.
Ouvrier, par Bruno Loth, éd. La Boîte à Bulles, 2012.
(par Zombi - leloublan@gmx.fr)