A l’occasion du 75e anniversaire de Spirou, personnage vedette de la maison, les éditions Dupuis rééditent certains vieux albums et publient quelques ouvrages qui permettent de pénétrer dans les coulisses de la BD belge francophone, d’en comprendre les méthodes de production, à mi-chemin entre le procédé industriel et une démarche plus artisanale.
De telles méthodes ont permis aux auteurs et dessinateurs de BD de bénéficier d’un minimum de respect en Europe, tandis que la production de comics américains ou de mangas japonais fut au contraire complètement assimilée à la culture de masse, et ainsi méprisée.
Des personnalités telles que Joseph Gillain, André Franquin ou Maurice de Bevère (Morris) ont pu s’affirmer dans un contexte de semi-liberté créative, se jouant parfois du cahier des charges qui leur était imposé; ce contexte fut même moins pesant que le dirigisme culturel typiquement français, qui après-guerre a contribué à ouvrir un boulevard à l’industrie du divertissement primaire.
La récente reconnaissance officielle de la BD comme un art à part entière ne signifie d'ailleurs pas tant le progrès de la BD, dont tel ou tel cherchera à s’attribuer le mérite, que l’échec retentissant des politiques culturelles menées au cours des cinquante dernières années.
Nous avons déjà recommandé dans «Zébra» un documentaire-BD dédié à Jean-Claude Fournier, repreneur de la série emblématique de Dupuis; celui-ci éclaire les conditions économiques de cette production littéraire destinée aux enfants. On aborde plus directement avec Yves Chaland une autre particularité, à savoir l’ambiguïté de la culture belge francophone sur laquelle cette BD a poussé; on peut presque parler de schizophrénie, dans la mesure où sont amalgamées des valeurs patrimoniales traditionnelles, quasiment «nietzschéennes», avec un «judéo-christianisme» en principe aux antipodes de ces valeurs conservatrices. Semblable syncrétisme bizarre se retrouve dans le mouvement boy-scout, autre spécialité belge indissociable. Si le pagano-christianisme n’est pas l’apanage exclusif de la Belgique, en revanche sa mutation belge en culture enfantine ou adolescente hétérosexuelle est assez originale et renforce son ésotérisme.
Or Y. Chaland, n’étant pas Belge mais Français, a mieux perçu cette bizarrerie culturelle de l’extérieur. Il n’est sans doute pas le premier à la remarquer, mais son travail est d’un mimétisme et d’une rigueur étonnantes sur le plan technique, où un phénomène comparable à la piété filiale est presque décelable ; sur le plan technique seulement, car par ailleurs Chaland s’élève au niveau du pastiche et ouvre la voie à la subversion des codes de la BD belge.
José-Louis Bocquet, auteur de cette petite étude, «Spirou par Y. Chaland», note très bien le caractère paradoxal de pastiche respectueux du travail de Chaland, ainsi que le malaise qu’il provoqua chez les «fans» de «Spirou & Fantasio», aussi bien qu’au sein de la maison Dupuis où une telle dérision n’était pas de mise.
Cette façon de dynamiter les codes de l’intérieur est la plus efficace, selon l’intention plus ou moins délibérée du pasticheur. Ainsi, quelques pages de pastiche suffisent au critique littéraire Paul Reboux pour faire ressortir le sadisme pédérastique sous-jacent des ouvrages de la Comtesse de Ségur, mieux qu’une longue et fastidieuse étude théorique de Michel Tournier menant à la même conclusion.
Et Chaland ne se limite pas à Spirou & Fantasio, série dont on apprend par Jean-Claude Fournier qu’elle était considérée par Franquin comme un travail alimentaire excessivement contraignant. Le travail de pastiche de Chaland atteint le maximum de la subversion dans «Le jeune Albert», ou encore une biographie de Jijé parue dans «Métal Hurlant».
Il est intéressant d’observer que le travail de Picasso traduit la même démarche paradoxale. Elle peut se comprendre en effet comme un travail de pastiche ou de critique picturale, ironie comprise dans de nombreux cas. Sa science du dessin permet à Picasso de subvertir la peinture classique de l’intérieur, avec une efficacité inégalée. Le profanateur a été élevé dans le temple.
La part du pastiche est essentielle dans la contre-culture, et la contre-culture dans le mouvement de l'art moderne. Bien que le mouvement soit présenté officiellement comme un progrès ou un renouvellement, il consiste largement dans une illusion de type alchimique ("rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme"). L’art de Chaland illustre ce phénomène à l’intérieur d’une culture plus marginale et circonscrite.
A titre d'exemple, de nombreux croquis préparatoires et un épisode de "Spirou & Fantasio" par Chaland sont reproduits au regard des propos de J.-L. Bocquet.
Spirou par Y. Chaland, José-Louis Bocquet, Dupuis, automne 2013.