...Le Feu sous la Glace
Ce n’est sans doute pas un hasard si Félix Vallotton (1865-1925) resurgit aujourd’hui, en pleine crise des valeurs bourgeoises. En effet, malgré un riche mariage tardif qui le mit à l’abri du besoin, Vallotton n’épousa jamais vraiment la raison de son temps. Son art, si singulier, se détache bien plus de son époque qu’il n'en est l'écho. Contrairement aux impressionnistes, Vallotton ne participe pas à l’enthousiasme général.
L’idée de progrès social, en particulier, est étrangère à Vallotton, trop lucide pour se bercer de ce genre d’illusion ; on l’imagine bien dire, comme Kafka : « Croire au progrès ne signifie pas qu’un progrès a déjà eu lieu. » Le mépris du bonheur, en tant qu’idéal bourgeois, est palpable dans l’oeuvre de Vallotton.
Qui a raté comme moi l’exposition de cet hiver au Grand Palais pourra se rattraper avec l’épais catalogue la retraçant, publié par la Réunion des musées nationaux. Ce volume comporte de nombreuses reproductions de bonne qualité, représentatives de l’œuvre de Vallotton.
Sans être positivement moderne, Vallotton a su s’adapter aux nouvelles modalités techniques de diffusion de l’image, reléguant la peinture d’apparat ou de musée. Les bois gravés de Vallotton, suivant une perspective narrative à laquelle le dessin de presse, l’illustration ou la bande-dessinée nous ont familiarisés depuis, sont très "frais" et efficaces (on peut constater qu'en matière de "ligne claire", les auteurs de BD n’ont pas inventé grand chose, si ce n'est le mot). (...)
Vallotton traite le plus souvent dans ces xylographies de drames sociologiques, causés par le comportement absurde de l’homme, qui a pris au cours de l’ère industrielle une tournure séquentielle, indiquée aussi par les nouvelles d'Alphonse Allais, le cinéma de Chaplin... L’économie est devenue l’art de gaspiller, le tourisme l’art de fuir son prochain, la guerre l’art de faire la paix... et quant à l'art, il est devenu l’art de ne rien faire… Le côté ubuesque de l'ère industrielle n’a pas échappé à Vallotton, qui note ainsi l’aspect mathématique de la guerre et des charniers de 14-18, purs produits de l’ingéniosité humaine, que la nature elle-même, pourtant déjà si cruelle, ne semble pas avoir prémédités.
Quelques romans publiés d’ailleurs par Vallotton renseignent sur les thèmes qui obsédèrent le peintre. Dans le chapitre dédié à cette prose, Laurence Madeline indique avec justesse que Vallotton a conçu et exprimé le caractère "accidentel", pour ne pas dire catastrophique, de la vie moderne.
Fessier sans charme, peint par Vallotton.
Quant à la peinture de Vallotton, on peut la trouver dégoûtante, entièrement dépourvue de charme. Du vivant du peintre, elle écorchait déjà l’œil des critiques, freinant la carrière de l'artiste. On reprocha en effet à Vallotton son "aridité morale", défaut sans doute aussi gênant pour un artiste que la sécheresse vaginale pour une prostituée. L’érotisme est le b.a.-ba pour plaire aux clients. De fait la peinture de Vallotton est dépourvue de sensualité, y compris et surtout ses nus féminins. La notice du catalogue l’attribue à l’éducation calviniste de Vallotton, d’origine transalpine comme J.-J. Rousseau (puis naturalisé français), mais le caractère ironique de la plupart des tableaux de Vallotton est suffisant pour expliquer la faible charge libidineuse de ses toiles. Très vivants et expressifs, les portraits de Vallotton (un portrait de Gertrude Stein fait le pont entre Ingres et Picasso) démentent d’ailleurs l'asthénie sexuelle de Vallotton ou son incapacité à faire face à la vie.
Paysage des bords de Loire
C’est comme paysagiste que Vallotton s’avère le plus anecdotique, en même temps que le plus influencé par les directives de l’art déco "nabi". Le goût du dessin, bien plus que celui de la couleur, fait d’ailleurs que ces paysages sont plutôt le fruit des vaticinations intellectuelles du peintre que d’une contemplation religieuse de la nature.
Les auteurs du catalogue, dans l’ensemble, en dépit d'un sous-titre un peu ridicule (Le feu sous la glace), puisent avec modération dans la psychanalyse, guère propice à expliquer ce qui n'est pas érotique, et sacrifient sans excès à la manie téléologique (guère scientifique), qui conduit souvent à évaluer l'art du passé à l'aune des productions actuelles, ce qui dans le cas de Vallotton, "hors courant", serait un contre-sens. Hormis peut-être l'entretien introductif de Jean-Pierre Cluzel, assez fantaisiste, les notices fournissent de nombreux détails instructifs sur la carrière du peintre, sa biographie et ses influences.
Félix Vallotton, Le Feu sous la glace, 2014, , éds. RMN, sous la direction de Guy Cogeval, Isabelle Cahn, Marina Ducrey et Katia Poletti.