Voici un petit "western de pionniers" brutal et sauvage comme je les aime, non par goût de la brutalité et de la sauvagerie, mais par goût du réalisme.
Le malaise social moderne, imputable à l’esclavage industriel et à la mécanisation des rapports sociaux, a suscité en réaction tout un art et une philosophie pour tenter de contrecarrer les effets de l’oppression. Ces réactions sont aussi variées que contradictoires entre elles, puisqu’on peut regrouper sous ce motif aussi bien Nietzsche que Bernanos, mais encore Tocqueville, Fourier, Thoreau, l’écologisme, etc.
Chacun a une idée différente des causes de l’oppression moderne et des remèdes à y apporter. Si Nietzsche et Bernanos s’accordent sur le mépris du libéralisme et de la démocratie, en revanche ils s’opposent sur le christianisme ; Nietzsche l'accuse d'être responsable du libéralisme et de la démocratie, tandis que Bernanos voit le système technocratique moderne comme un mouvement néo-païen, tel que le nazisme se vanta d'être.
Plus rares sont les penseurs ou les artistes qui, également préoccupés par l’oppression ou la décadence, observent que la société, du coït le plus primitif jusqu’aux œuvres d’art les plus sophistiquées ou grandiloquentes, ne fait somme toute que refléter la nature ou l’imiter. Sur ce point, les nostalgiques du bonheur antique – citons Nietzsche encore une fois – n’ont sans doute pas tort d’observer que l’imitation était plus consciente dans l’Antiquité, et par conséquent plus respectueuse et mieux maîtrisée. La démocratie est un exemple concret d’abstraction juridique ou d’invention pure, sans rapport avec le déterminisme des choses naturelles, le rapport de force biologique permanent. A cet égard, la concurrence économique libérale est, certes, une formule plus bestiale, mais moins artificieuse. On devine que la démocratie répond surtout au besoin de l’élite de promettre aux opprimés de la terre des lendemains meilleurs.
Et c’est là où je voulais en venir, après une parenthèse dont on me pardonnera, je l’espère, la longueur et les références un peu pompeuses. Car sous le titre de cette BD, «D’air pur et d’eau fraîche», dont on comprend l’ironie après quelques pages seulement, se cache le petit récit bien rythmé, sans paroles, de l’existence d’un jeune trappeur dans le Grand Ouest américain ; trappeur, donc prédateur, mais en fait lui-même en proie à toutes les sortes de dangers naturels ou mystiques, balloté de Charybde en Scylla, s’écorchant sur l’une, avant, à peine cautérisé, de se faire dévorer un membre par l’autre. Victime de bout en bout, de la nature sauvage qui le consume à petit feu d’une part, et de la société d'autre part, qui ne fait que rajouter un peu d’huile sur le feu. Notre trappeur se démmerde comme il peut ; il ignore le chenal, contrairement à Ulysse, doté par Homère du super-pouvoir de la sagesse.
Les imprudents qui se nourrissent d’espoir risquent de bouder ce western en noir et blanc de Pero, entièrement dépourvu de cet ingrédient (celui qu’on retrouve au fond, tout au fond du vase de Pandore) ; ou bien encore, séduits par le dessin, simple et proche du croquis, ils le prendront pour un récit réaliste, du temps révolu de la fondation de l’Amérique, où les hommes se dévoraient entre eux, dans un cadre naturel aussi somptueux que terrible. Ils auraient tort. Le désespoir est essentiel à l’homme. La preuve, sans le désespoir, l’humour n’existerait pas : il n’y aurait que la morale ou la politique. Sans le désespoir, il n’y a qu’à se branler sur une toile et c’est de l’art.
Pero, éds. Boîte à Bulles, 2012, 14€
(par Zombi - leloublan@gmx.fr)