- Gus Bofa (1883-1969) fut un illustrateur singulier. Dans les quelques chapitres succincts de l’hagiographie qu’il consacre à Bofa, E. Pollaud-Dulian explique comment Bofa s’illustre d’abord lui-même avant d’illustrer les ouvrages d’autrui ; autrement dit, comment Bofa introduit la quête existentialiste dans une discipline, l’illustration, jusque-là plus artisanale.
- Pollaud-Dulian étaye son propos de citations assez nombreuses pour ne laisser aucun doute sur le questionnement de B. : « Il est assez difficile de se connaître, de s’identifier à soi-même, de se distinguer, non seulement des autres hommes, mais du type Homme, de se trouver aux mesures inédites, qui conviennent à la fois à votre individu et à l’idée que vous voulez en avoir. La définition : « Gus Bofa grand dolichocéphale blond, dessinateur, ayant le goût de l’humour, de la fantaisie et du paradoxe », ne peut aucunement satisfaire l’idée que j’ai de moi, à moins d’en redéfinir chaque terme en fonction de moi. »
- Naturellement la nouvelle vague d’auteurs de bandes-dessinées (et ici je ne peux pas m’empêcher de penser en particulier au travail d’Olivier Josso) ne pouvait manquer de voir en Gus Bofa un précurseur, puisque cette nouvelle vague adopte une démarche similaire ; elle se démarque en effet de la bande-dessinée franco-belge, auparavant faite pour divertir les enfants. O. Josso, comme son confrère Blutch, conserve d’ailleurs assez d’humilité (et de prudence) pour reconnaître et discerner dans le travail de Morris, Franquin, voire Hergé, une tendance à déborder déjà le cadre des histoires un peu mièvres qui leur étaient commandées. Cette démarche coïncidente a contribué à la redécouverte de Bofa, tombé déjà dans l’oubli à la fin de sa vie.
- - Mais, qu’est-ce que le « style » de l’auteur, si ce n’est justement son empreinte ou le reflet de sa personnalité, rétorquera un esprit plus pragmatique ? Par conséquent la démarche existentialiste est pour ainsi dire automatique. Une telle objection fait paraître Bofa plus novateur encore, car celui-ci définit lui-même le cadre abstrait de son art, et ne se contente pas d'appliquer une recette ou un remède éprouvé, ce qui reviendrait à lécher ses plaies devant tout le monde. Bofa n'a pas seulement risqué sa vie au cours de la Grande guerre, où il a récolté une vilaine blessure, mais il a pris en outre des risques dans son art.
- - Pollaud-Dulian situe donc exactement Bofa à l’avant-garde, à l’égal des meilleurs artistes de son temps. A l’approche de la mort, son propos est très noir et son mépris de la culture de vie béate de ses contemporains accru. Bofa n’a pas vaincu les silhouettes qu’il dessinait, fantomatiques, ni lui-même comme un membre de cette armée d’ombres tremblotant au-dessus de la terre. Néanmoins il n’a pas triché dans son art ; c'est le minimum pour dépasser la simple contribution au jeu social, panneau où les imbéciles se jettent, perdant toute chance d’être aimés sincèrement hors le contexte qui les a élevés au grade de chevalier de quelque légion d’artistes absurde.
- L’hagiographie d’E. Pollaud-Dulian se limite environ à cette présentation, assez irréprochable. Sa seule maladresse est de répéter le poncif de l’art dit « engagé », faussement opposé à un art qui ne le serait pas. En effet, l’engouement de tel ou tel poète pour Staline, Hitler, Pétain, Napoléon, etc., non seulement est révélateur d’une compétence de sergent-recruteur plutôt que d’artiste, mais il cache mal un mobile qui n'est pas moins personnel de la part de l'artiste "engagé" ; l'arrière-plan d’utopie sociale, non loin du fantasme, semble même indiquer une supplément de narcissisme chez beaucoup de poètes ou de philosophes soi-disant engagés (...).
"Gus Bofa", par E. Pollaud-Dulian, éds. acharnistes, www.editions-acharnistes.com, 2008.
NB : Autoportrait de G. Bofa
Critique à paraître dans Zébra n°3