Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Les bourgeoisies en France**

Du XVIe au milieu du XIXe sièclewebzine,bd,fanzine,zébra,bande-dessinée,kritik,critique,bourgeoisie,laurent coste,armand colin,art,guizot,marx,marxisme,nietzsche,histoire,christianisme,malthusianisme,évolution

Cette thèse universitaire, présentée comme un essai, aborde une question essentielle pour comprendre l’art occidental : celle de la bourgeoisie. Si c’est surtout la « culture de masse » la plus récente qui arbore les signes distinctifs de la bourgeoisie (l’aspect industriel est significatif), comme on peut le supposer le processus y conduisant fut progressif.

De plus, tout en imprimant de plus en plus sa marque sur la production artistique à mesure de sa montée en puissance au cours des derniers siècles, la bourgeoisie est tenue en opprobre par les artistes, de façon presque systématique, leur attitude allant de la franche hostilité au mépris. A tel point que, dans la recherche d’une définition ou d’une élucidation de la notion complexe de bourgeoisie, objet principal de la recherche de Laurent Coste, on pourrait qualifier la bourgeoisie de façon lapidaire comme « l’ennemie des artistes ». Y compris lorsqu’un artiste présente tous les attributs de la bourgeoisie, il n’est pas rare qu’il se défende d’être un bourgeois.

On peut citer l’exemple de la presse anarchiste ou libertaire du XIXe siècle, qui abrita de nombreux dessinateurs satiriques (précurseurs de la bande-dessinée), auteurs de charges contre la bourgeoisie – ses mœurs, son tempérament industrieux, son pouvoir de domination – d’une véhémence comparable au marxisme. L. Coste se contente de citer quelques critiques, comme celle de Victor Hugo : «On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. (…) La bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction.» Cette remarque de V. Hugo sur la «satisfaction» de la bourgeoisie indique que c’est, au minimum, l’absence d’idéal qui lui est reproché.

En préambule de son ouvrage, Laurent Coste souligne la difficulté du sujet ; non seulement sur le plan méthodologique (les statistiques sont un outil dont la portée scientifique est assez limitée), mais aussi en raison des nombreuses polémiques autour de la question de la bourgeoisie, dont celle de la Révolution française de 1789 et son héritage, revendiqué par les historiens bourgeois libéraux (Guizot). (...)

 

Un tiers de l’ouvrage est consacré à tenter de démêler la notion par diverses approches «socio-économiques», tout en rappelant les divers points de vue quasiment irréconciliables sur le sujet. Un peu rébarbatives, les données chiffrées permettent toutefois la comparaison entre différentes villes. Ainsi à la fin du XVIIe siècle, Brest, Toulouse et Saint-Malo sont les villes dont le taux de bourgeois est le plus faible, à l’inverse du Havre, de Nancy et d’Aix dont la proportion est huit fois plus élevée (Nantes ne figure pas dans ce graphique).

Dans le second tiers, l’auteur aborde la question des mœurs bourgeoises (habitat, patrimoine, vêtement, alimentation, sexualité) peu à peu devenues désuètes après le XIXe siècle, malgré un étonnant retour en grâce du mariage dans la communauté « gay » récemment – même si on peut penser que ce retour en grâce est plutôt symbolique ou folklorique, vu les bouleversements économiques intervenus au cours des siècles, qui ont fait perdre à l’institution bourgeoise du mariage son rôle économique crucial d’extension du patrimoine et d’alliance stratégique. Les mariages contre l’avis des parents, impliquant le déshéritement, furent tout à fait exceptionnels.

L. Coste relativise l’idée selon laquelle le malthusianisme serait caractéristique des mœurs bourgeoises. Le contrôle des naissances est, certes, un moyen d’éviter de morceler le patrimoine, mais ce moyen est contrebalancé du fait que de nombreux enfants sont pour une famille bourgeoise un signe de prospérité. « A Bordeaux, la fécondité des négociants est particulièrement importante, puisqu’ils ont en moyenne huit enfants en 1700-1709 et encore sept en 1730-1739. » Bien sûr l’absence de moyens contraceptifs directs entre en ligne de compte. La famille bourgeoise est donc restée pendant longtemps au cœur du modèle économique bourgeois. « Ce pauvre Henry, écrit le procureur général Broussard à son épouse en 1814, je ne le désirais pas, mais maintenant qu’il est venu grossir la famille, je serais désolé de le perdre. »

Le restant de l’ouvrage est consacré aux rapports de la bourgeoisie avec les arts et lettres, ainsi qu’aux questions d’éducation et de religion. La bourgeoisie mit longtemps à rattraper son retard par rapport à l’aristocratie dans le domaine de la culture, et resta longtemps cantonnée dans la lecture d’ouvrages pratiques, techniques et professionnels, en particulier le milieu des négociants, à qui L. Coste oppose la bourgeoisie des talents (professions libérales), moins opulente mais mieux éduquée. Le mécénat confère en dernier lieu aux familles bourgeoises un lustre qui les rapproche de l’ancienne caste aristocratique. « Cependant, encore au XIXe siècle, si les milieux bourgeois manifestent un goût croissant pour les choses de l’esprit, la vie de bohème des artistes est réprouvée et en général l’on n’apprécie guère de voir des rejetons s’engager dans cette voie. »

L’épineuse question de la culture bourgeoise est donc posée. Le jugement drastique selon lequel la bourgeoisie n’a que des intérêts, et pas d’idées, incite à considérer la culture bourgeoise comme un pur mouvement physiocratique instinctif et hasardeux. Le plan économique confirme cette conception, puisque les milieux bourgeois semblent osciller entre une volonté de déréglementation propice à leurs activités, et des mesures protectionnistes quand le repli paraît plus opportun. Même dans le domaine économique, la bourgeoisie ne peut prétendre à une doctrine structurée.

L’étude de Laurent Coste donne l’occasion de remarquer à quel point les notions de « bourgeoisie » et de « modernité » se recoupent, pour ne pas dire que cette dernière substitue à l’ancien terme un peu trop flétri un nouveau vocable qui tient non seulement compte de l’évolution, mais qui est également beaucoup plus flatteur. En effet, la complexité et le flou de la notion de « bourgeoisie » s’attachent aussi à celle de « modernité », que d’épaisses thèses scolastiques dédiées n’ont fait que rendre plus obscurs. L’idée d’évolution ou de mobilité est centrale dans ces deux notions, qui contribue à les rendre indéfinissable.

Mais surtout, si l’hostilité des milieux artistiques est insuffisamment soulignée, L. Coste indique en revanche que la bourgeoisie a dû subir les attaques conjointes de l’aristocratie et de représentants de classes dites « inférieures », ce qui est encore le cas de la culture moderne, qui fait l’objet des attaques vigoureuses, non seulement de représentants de la caste nobiliaire ou voulant se hisser à ce niveau (tel le très francophile F. Nietzsche), mais aussi des avocats des castes inférieures (Proudhon, Marx), qui s’appliquent à démolir cette notion centrale de la modernité qu’est l’idée de progrès juridique et institutionnel.

La thèse, heureusement facile d’accès de Laurent Coste, donne l’impression d’une détermination largement inconsciente de la bourgeoisie, en tant que catégorie sociale privée de la notion de ce qu’elle est, de ses limites. Cependant l’essai de L. Coste ne lève que très peu le voile, l’auteur admettant qu’il reste encore pas mal de chemin à parcourir avant de pouvoir comprendre la bourgeoisie. Cela laisse assez sceptique sur la méthode sociologique employée. La sociologie n’est-elle pas essentiellement une science « bourgeoise », et par conséquent mieux faite pour justifier la bourgeoisie que pour en permettre la compréhension ? Cette classe ou cette catégorie ne gagne-t-elle pas à demeurer indéfinissable ?

Involontairement, l’essai confirme le soupçon que le flou juridique ou conceptuel autour de la bourgeoisie est un des instruments de sa domination. Le phénomène de la colonisation ou de la mondialisation n'est pas abordé ici, alors même qu’il est un facteur de transformation sociale majeur au cours de la période étudiée ici. La conquête coloniale est un aspect sous-jacent des guerres modernes européennes, à commencer par la révolution de 1789 et la conséquence tragique des guerres napoléoniennes.

 Dès le milieu du XIXe siècle l’Europe bourgeoise est mûre pour les guerres civiles qui vont la secouer. Marx date de 1850, c’est-à-dire de l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République la fin de la lutte des classes en France.

De surcroît la question religieuse n’est abordée ici que de manière superficielle. Pourtant on peut penser, en raison des caractéristiques du christianisme, que la question religieuse est déterminante dans la structuration sociale des principales nations occidentales, ou plus exactement dans une déstructuration que la norme et l’art bourgeois reflètent.

Que ce soit afin d’affirmer que l’histoire a un sens, ou au contraire de le nier, aucun historien ou philosophe majeur n’a manqué d’approfondir la question religieuse. En effet l’absence de vocation sociale du christianisme, remarquée notamment par Nietzsche, et fustigée par lui, prive tout projet social, toute caste, de justification religieuse telle que les systèmes providentiels païens et leurs philosophies naturelles auparavant permettaient. La spiritualité chrétienne «contre nature» pose un problème d’ampleur – on devine, par exemple, que l’extraordinaire relativisme éthique de la bourgeoisie libérale, vient de là. Les valeurs bourgeoises occidentales, présentées de façon moins profane aux catégories populaires comme des «valeurs républicaines», n’en sont pas moins des valeurs bourgeoises ; la conception bourgeoise de la liberté dissimule une conception relativiste de celle-ci (pratiquement consumériste), c’est-à-dire arbitraire.

L’étude de Laurent Coste peut donc éventuellement servir de base à la réflexion, mais elle est en elle-même peu concluante, ne cherchant pas à confronter l’idée d’évolution que les statistiques suggèrent, à la notion de sens de l’histoire. Cette bourgeoisie, contemporaine des plus grandes catastrophes humaines ne peut pourtant pas se prévaloir de l’adage selon lequel «les peuples heureux n’ont pas d’histoire».

 

Les bourgeoisies en France, Laurent Coste, Armand Colin, 2013.

Les commentaires sont fermés.