Milo Manara compte pas mal d’admirateurs parmi les adolescents adeptes des pratiques masturbatoires. Il a en effet bâti sa carrière sur son habileté à dessiner des femmes nues, sous toutes les coutures, dans des bandes-dessinées érotico-pornographiques sans cesse rééditées. Parfois Manara ajoute une pointe d’humour à son propos égrillard.. Avant M. Houellebecq, il a suggéré de façon ironique que le tourisme sexuel est la première motivation des Occidentaux qui voyagent dans les pays du tiers-monde, sous divers prétextes—l’aventure, une cause humanitaire, etc. (cf. « Giuseppe Bergman »), se moquant au passage de son ami Hugo Pratt, globe-trotteur invétéré qui avait « une femme dans chaque port ».
C’est une tâche bien différente que lui a confié Glénat, de mettre la vie du peintre et propagandiste catholique Caravage en scène, et le résultat est, il faut bien dire, un ratage complet.
Confier le soin à un auteur pornographique d’évoquer Le Caravage (Michelangelo Merisi, 1571-1610) n’était pas une si mauvaise idée. Le « hic », c’est que Manara ne prend aucun recul sur son sujet. On constate d’ailleurs que la manière lourde du Caravage, sa peinture pleine d’effets spéciaux spectaculaires, déteint sur le style habituellement plus leste de Manara, qui devient ici hyper-académique.
La bande-dessinée peut parfois se porter au secours de l’histoire de l’art ; elle l’a fait, modestement et efficacement avec Picasso (J. Birmant), dans une BD qui contribue à ramener le culte de la personnalité du peintre à des proportions raisonnables, en situant le génie de Picasso dans son contexte. Rien de tout ça dans l’album de Manara ; celui-ci ne fait que rajouter à la légende dorée du Caravage une touche ridicule. La couverture de l’album (ci-dessus) est révélatrice du contenu.
Des biographies plus sérieuses (notamment celle de Laurent Bolard dernièrement), ont montré que les faits recueillis sont trop peu nombreux pour dresser un portrait du peintre italien fidèle à ce qu’il fut. On ne sait pas même la raison du duel qui fit du Caravage un assassin, fuyant ses responsabilités, puis vite rattrapé par le destin et la mort. Ce que l’on sait plaide peu pour une personnalité attachante ou même intéressante. Caravage n’a ni la force créatrice d’un Géricault, ni la « noirceur » de Sade, ni l’ambition dévorante d’un Galilée, qui bénéficia de la protection du même parti d’Eglise que Le Caravage).
Manara invente un Caravage à mi-chemin entre d’Artagnan, Jésus-Christ et le marquis de Sade. Naturellement Le Caravage défend la cause des femmes, comme beaucoup de pornographes de nos jours, à cause de leur rendement.
Le cas de Caravage illustre comment certains mythes modernes sont forgés à partir de rien.
Les angles intéressants ne manquaient pourtant pas pour aborder la carrière de ce peintre. Pictural ou esthétique, par exemple ; Le Caravage a été vertement critiqué, non seulement de son vivant pour avoir traité « par-dessus la jambe » les sujets qui lui avaient été commandés (au contraire d’un Tintoret ou d’un Rembrandt), mais aussi par plusieurs critiques et praticiens éminents tels que Poussin, Stendhal ou Ruskin. Le Caravage a été ainsi accusé « d’inaugurer le règne de laideur en art ».
Peut-être moins ardu à mettre en images, le thème historique de la propagande catholique et de ses méthodes aurait aussi pu être abordé. La « grande peinture » jouait un rôle politico-religieux important, sous l’impulsion d’un clergé de haut rang, Si la psychologie du peintre et ses convictions intimes restent largement dans l’ombre, son implication dans ces luttes de pouvoir, avec le « trône de Pierre » en ligne de mire, est, elle, effective.
A noter que même les amateurs de pure pornographie ont été laissés pour compte, puisque dans cette BD à destination du grand public, seuls quelques jupons ont été relevés sur les croupes de jolies vicieuses, ici ou là, qui sont en quelque sorte la marque de fabrique du maître de la BD érotique, sans quoi on risquait de ne pas le reconnaître dans cet effort pour basculer du cul dans la culture.
« Le Caravage » (Tome 1), Milo Manara, éds Glénat, 2015.