Muni d’une thèse - le magazine « Pilote » a révolutionné la BD – Eric Aeschimann est allé interviewer les « anciens combattants » du magazine dirigé par feu René Goscinny, escorté par Nicoby, dessinateur chargé d’illustrer ces rencontres, le plus souvent dans le cadre de l’atelier du dessinateur prié de convoquer ses souvenirs de l’époque.
L’épisode de la rébellion contre Goscinny, qui sonna le glas de « Pilote » en vexant durablement son talentueux mais susceptible rédacteur en chef, est au centre de ces conversations. En effet, si Dargaud n’accepta pas la démission de Goscinny après une réunion où ses employés lui réclamèrent des changements dans ses méthodes de direction (la nomination d’un directeur artistique), celui-ci nourrit dès lors une rancune tenace à l’égard de ceux qui l’avaient accusé. Ainsi, pour cette raison, Goscinny refusa toujours de se rendre au festival d’Angoulême.
Il s’agit presque d’un album-gag ; en effet la plupart des interviewés se font un peu prier pour jouer les anciens combattants ; ils ne se montrent guère enthousiastes quand il s’agit d’évoquer l’épisode peu reluisant de la fronde qui incita Goscinny à se replier sur ses travaux personnels, abandonnant la presse. Le dessinateur et auteur Fred (décédé depuis), indique assez clairement sa volonté de ne pas ajouter sa pierre à une polémique inutile, et juge même son confrère Gotlib un peu trop bavard. Tous s’accordent aujourd’hui à reconnaître le talent et les mérites de Goscinny comme patron de « Pilote », capable de publier des BD qu’il n’appréciait guère lui-même.
Assez creuse sur l’aspect « historique » du rôle joué par « Pilote » dans la métamorphose de la bande-dessinée, la BD d’Aeschimann et Nicoby vaut surtout pour les esquisses de portraits des auteurs interviewés. P. Druillet est ainsi croqué en type assez mégalo, prenant volontiers la pose du grrrand Artiste, lui qui n’a somme toute fait qu’imiter le style de dessin lourdingue des comics américains.
La surprise vient de Claire Brétécher (« Agrippine »), seule femme de la bande (pour qui tous les membres virils en pinçaient, apprend-on au passage). Celle-ci prend un malin plaisir à mettre les pieds dans le plat et prendre le contrepied des idées reçues à propos de « Pilote » et Mai 68.
Si révolution il y a, elle vient plutôt de la BD belge ou de Goscinny que de Mai 68 ; les soixante-huitards étaient des fils de bourgeois bavards et non de véritables révolutionnaires, selon Brétécher. Les griefs des rebelles à l’égard de Goscinny venaient, affirme-t-elle sarcastique, de sa tenue vestimentaire – gilet et costard - beaucoup trop stricte et connotée. Brétécher mentionne le propos de Goscinny selon lequel elle aurait été « le seul homme de la bande. »
Sur le plan documentaire, « La Révolution pilote » déçoit - l’explication psychanalytique selon laquelle Gotlib et Druillet, à travers Goscinny, réglaient tous les deux des comptes avec leur père, est plutôt une manière indirecte de trouver une excuse aux deux « rebelles ».
On peut se demander si l’implosion de « Pilote » n’était pas inévitable ? Car la critique cinglante de F. Cavanna dans « Charlie-Hebdo » a eu un rôle sans doute plus important que les règlements de compte oedipiens dans la déstabilisation de Goscinny ; en faisant passer la BD de la petite enfance (« Tintin », « Spirou ») à l’adolescence (« Pilote »), Goscinny s’exposait à faire naître une volonté d’émancipation chez certains auteurs ; quelques séries paraissant dans « Pilote » relevaient de la pure propagande militaro-industrielle, tels « Les Chevaliers du Ciel ».
Depuis les débuts de la publication de dessins dans la presse, pratique éditoriale dont la BD est historiquement tributaire, la satire et l’humour apparaissent comme les registres de prédilection de la BD pour « adultes », tandis que le thème de l’aventure a une connotation sexuelle primaire assez évidente. D’ailleurs la réaction de Goscinny à cette crise au sein de sa rédaction fut d’introduire dans « Pilote » des pages d’actualité ; celle-ci était traitée de façon humoristique par les dessinateurs du journal (dont Cabu, Reiser), mais cela ne pouvait bien sûr s’y faire aussi librement que dans « Charlie-Hebo » ou « Hara-Kiri ».
La production d’une culture « pédérastique » (au sens étymologique du terme), c’est-à-dire spécialement destinée aux enfants, est un phénomène propre à la culture bourgeoise ou technocratique. On peut dire que, dès le début, les dés sont pipés, le relativisme de la culture bourgeoise l'exposant à des critiques ou des attaques, venant de l’extérieur aussi bien que de l’intérieur.
La Révolution "Pilote", Aeschimann & Nicoby, Dargaud, 2015.