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La Survie de l'Espèce***

La volonté de comprendre l’engrenage capitaliste, présenté le plus souvent comme un mécanismewebzine,bd,gratuit,zébra,fanzine,bande-dessinée,kritik,critique,paul jorion,grégory maklès,futuropolis,survie de l'espèce,karl marx,corinne maier,anne simon,dargaud,économix,michaël goodwin,dan burr,arènes,lénine,pamphlet,paul lafargue,social-traître,blog,crise d’horlogerie d’une extrême complexité, a donné lieu à plusieurs bandes-dessinées récemment. Nous avons déjà rendu compte dans « Zébra » de deux d’entre-elles : « Karl Marx » (Corinne Maier & Anne Simon, chez Dargaud) et « Economix » (Michaël Goodwin & Dan E. Burr, aux Arènes) ; nous en avons rendu compte pour, globalement, dénigrer ces projets ; la biographie de Marx, parce qu’elle ne dit pas clairement en quoi la critique marxiste conserve toute son acuité et son utilité. On ne peut pas convoquer Marx au chevet d’une sorte de pédagogie de gauche républicaine anticapitaliste. En effet, Marx et Engels s’avèrent les plus radicaux détracteurs d’institutions républicaines dont ils démontrent qu’elles sont consanguines des monopoles et des cartels capitalistes.

Intentionnellement ou non, cet album de BD ne portait pas à la connaissance du lecteur les éléments de la critique marxiste les plus subversifs de la culture contemporaine, dite naguère « post-moderne ». Que ce soit pour en faire l’éloge ou pour le discréditer, le marxisme est assimilé au marxisme-léninisme, et cela bien que Lénine a admis lui-même noir sur blanc le fiasco de l’étape de « transition socialiste » qu’il avait imaginée en préambule à la dissolution de l’Etat.

 Quant au projet d’« Economix » et de ses auteurs américains, il a l’inconvénient de renforcer le préjugé selon lequel l’économie serait une science, en voulant initier par le moyen de la bande-dessinée à ses arcanes, c’est-à-dire les différentes théories contradictoires qui s’efforcent d’encadrer, définir ou expliquer les mouvements de l’économie moderne.

Or l’économie n’est pas une science à proprement parler, mais une rhétorique, c’est-à-dire une démonstration. L’économie est le domaine réservé des experts, et non des esprits scientifiques. Et si les experts s’avèrent habiles à fournir après-coup une explication plus ou moins cohérente à telle ou telle crise économique ou financière catastrophique, ils se montrent incapables de prévoir les ratés de la mécanique. De même la prévision du redémarrage économique n’est pas une prévision d’ordre scientifique, mais un pari. Tout, dans l’économie moderne, n’est qu’un jeu, et le but des experts économiques est de dissimuler cet aspect, afin que les hommes politiques puissent passer pour responsables aux yeux de leurs électeurs. Le rôle des experts économiques est, comme les hôtesses de l’air dans un avion, de rassurer.

« La Survie de l’Espèce » est présenté par ses auteurs, Paul Jorion et Grégory Maklès, comme un essai marxiste. C’est une sorte de pamphlet humoristique, un genre pratiqué par le jeune Marx à ses débuts, contre Hegel et sa théorie du sens chrétien de l’histoire, par exemple, dont Marx souligna ironiquement, suivant une méthode qui remonte au moins à la philosophie des Lumières (d’Holbach), que la thèse hégélienne faisait fi de l’apocalypse et des prophéties chrétiennes. Alors pourquoi pas un pamphlet marxiste en bande-dessinée ?

Précisons que Paul Jorion est l’auteur d’un des blogs français les plus célèbres, dédié à la crise économique qui ébranle la planète, et dont il anticipa l’éclatement de quelques années. Anticipation toute relative, puisqu’elle suit de plus d’un siècle et demi la prédiction de K. Marx d’autodestruction des nations capitalistes. Sans aucun doute Marx aurait vu dans les guerres mondiales du XXe siècle l’accomplissement partiel de sa sinistre prédiction du chaos, tant les mobiles de ces guerres sont coloniaux et industriels, confirmant la prévision d’un processus de mondialisation d’une extrême violence.

Sur le plan polémique, cette BD est réussie. Les métaphores choisies par Jorion et Maklès pour signifier l’absurdité des règles économiques capitalistes sont parlantes. Reprendre et détourner le personnage emblématique du jeu de Monopoly, le petit banquier rondouillard à l’air bonasse, est une bonne idée. Elle permet de souligner que les règles du capitalisme sont les règles d’un jeu ; d’un jeu de massacre, sans doute, mais d’une activité ludique avant tout ; c’est notamment ce qui a le don de rendre la rhétorique libérale séduisante aux yeux d’un public infantile. En somme on retrouve ici la technique du sergent-recruteur pour convaincre le jeune crétin d’aller au front : il lui suffit de présenter la guerre comme un jeu ou une aventure.

Transgresser les règles du jeu, dès lors qu’on est un tant soit peu rompu à leur pratique, est d’ailleurs nettement plus excitant que de se conformer à ces règles ; qui a envie de jouer en respectant les règles du jeu ? Personne, sauf les comptables austères pénétrés de la gravité de leur tâche. Mais ils ne sont ni les plus lucides, ni les principaux donneurs d’ordre. On s’aperçoit lors des crises qu’ils servent de fusibles afin de couvrir les entreprises d’escroquerie d’ampleur internationale, exactement comme le bas-clergé dévoué est mis en avant pour couvrir les turpitudes des prélats.

Comme le capitalisme est un jeu, il engendre des comportements infantiles et se nourrit d’eux, s’appuie largement sur la culture de masse pour s’imposer dans les esprits comme un discours raisonnable, à l’appui d’une politique responsable. Comme Pascal pariait jadis sur dieu, le citoyen occidental lambda parie désormais sur l’argent (fiducia), divinité apparemment plus sûre, mais dont le pouvoir repose en réalité largement, dans l’économie moderne, sur la spéculation, c’est-à-dire sur la foi.

La BD montre également que le capitalisme constitue la preuve de l’illusion du progrès social, dans la mesure où le libéralisme, en dépit des courbes sophistiquées qui servent à l’expliquer, fait essentiellement appel aux plus bas instincts humains, de prédation ou de compétition, dont le discours libéral suggère qu’il est indépassable. Le libéralisme est censé s’auto-réguler comme la chaîne alimentaire s’auto-régule. Les arguments du darwinisme social sont d’ailleurs aussi en vogue dans les milieux libéraux qu’ils furent auprès des idéologues nazis.

Le pamphlet est réussi, ses dialogues ironiques vont percuter de plein fouet la tentative des publicitaires capitalistes de restreindre le mobile humain au désir, suivant une méthode proche de la séduction et du viol pédophile. Cependant cette BD n’a pas la portée critique du marxisme. Comme mentionné plus haut, l’étatisme n’est en aucun cas envisagé par Marx comme une protection possible contre les dérives du capitalisme, puisque Marx établit que l’étatisme tentaculaire des nations modernes est un phénomène consécutif du capitalisme. Autrement dit, il n’y a pas et il n’y aura jamais de séparation nette du pouvoir capitaliste financier et industriel d’une part, et de l’autorité publique d’autre part.

L’ouvrage de Paul Jorion et Grégory Maklès ne soulève pas le problème de la « sociale-traîtrise », pourtant déjà envisagé par Marx, et qui constitue une pièce importante du puzzle. L’actualité récente des électeurs de gauche cocufiés par leur champion illustre à merveille ce problème. Passons sur la symbolique monarchiste de l’élection présidentielle : comment un représentant de la gauche peut-il être élu sur la base d’un discours anticapitaliste, pour retourner sa veste immédiatement après et gouverner au centre ? La rhétorique libérale, que les auteurs n’ont pas trop de mal à caricaturer, est beaucoup trop brutale pour séduire largement. Marx, déjà, en était conscient, de même qu’il était conscient que le point de vue réactionnaire ou « droitier » n’avait aucune chance de porter dans des sociétés de plus en plus largement industrialisées, au-delà de certaines castes restreintes et en perte de vitesse.

Autrement dit, l’idéologie libérale requiert des relais dans l’opinion, et les sociaux-démocrates s’avèrent les mieux placés pour dissiper les préventions vis-à-vis d’un système compétitif dont il n’est pas besoin d’avoir lu Marx pour comprendre qu’il contredit toute forme d’humaniste. Gendre de Marx, Paul Lafargue rédigea des pamphlets d’une grande violence contre le clergé chrétien, l’accusant de servir le patronat à travers des doctrines sociales destinées à inféoder ses ouailles aux industriels et aux banquiers. Quelle différence y a-t-il entre cette ruse et la sociale-démocratie au sens large ? Ou encore quelle différence y a-t-il entre cette ruse et l’assurance qu’un état de droit équitable, parfaitement virtuel, peut permettre d’encadrer le capitalisme ? Si Marx a fait cette remarque que les sociaux-démocrates seraient les premiers à trahir sa pensée, ce n’est pas dans un esprit de règlement de compte, mais pour permettre la plus nette prise de conscience de l’aspiration des élites modernes au chaos.

Balayons d’un revers l’argument de la sinistrose – les auteurs affirment sur la couverture que leur essai n’est pas « complètement désespéré » ; on n’accuse pas quelqu’un qui se montre dissuasif de monter dans une automobile dont l’essieu est à demi-scié d’être désespérant, à moins d’être un imbécile ou d’être mû par des intentions vraiment sinistres. Ce type d’invitation marxiste à une prise de conscience ne débouche pas forcément sur un schéma d’organisation concret, et on peut aussi bien la prendre comme une mesure de défense de l’individu, plutôt malmené dans les temps modernes technocratiques.

 

La Survie de l’Espèce, par Paul Jorion et Grégory Maklès, Futuropolis, 2013.

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