On a déjà évoqué ici la tintinophilie galopante, contre laquelle aucun vaccin ne semble efficace, sauf, peut-être, les mangas ?
Reconnaissons tout de même à Tintin un mérite : il permet de mettre sur l’Occident un visage, de se figurer ce qu’il est devenu au XXe siècle.
La tintinophilie est aussi une philosophie ; en pionnier, Michel Serres épata Hergé avec les prolégomènes de ses albums ; ainsi Hergé faisait-il de la philosophie à l’insu de son plein gré, comme Monsieur Jourdain de la prose. N’y a-t-il pas une manière de Tintin de causer avec Milou qui évoque Schopenhauer ? Depuis, accélérée par la chute du Mur de Berlin et la déstalinisation de l’Université, s’est formée autour de « Tintin & Milou » une sorte d'Ecole (de pensée) ; elle a produit «Tintin au pays des philosophes» (éd. Philosophie magazine, 2010).
L’essayiste Pascal Bruckner, qui enseigna à Sciences-po. et cultive avec les Lumières un lointain rapport, y commente l’épisode du prophète Philippulus dans « L’Etoile mystérieuse », « étrange vieillard vêtu d’un drap blanc et muni d’une longue barbe », qui annonce la fin du monde :
« (…) il [Philippulus] me paraissait illustrer, à sa façon, le message masochiste d’une certaine philosophie occidentale depuis un demi-siècle. Mais Philippulus, le prophète fou, jouit sous nos climats d’une innombrable postérité : écologistes radicaux qui nous annoncent la disparition imminente de la planète, gauchistes qui prédisent l’effondrement du capitalisme et de la consommation, imprécateurs et nihilistes divers qui pleurent sur la disparition de l’école, de la culture, de la nation, du bon sens, fondamentalistes chrétiens, juifs ou musulmans qui maudissent nos sociétés débauchées et en appellent au châtiment de Sodome et Gomorrhe, et j’en passe. Quand devient-on un Philippulus ? Quand on substitue à une inquiétude légitime une réponse mécanique et systématiquement catastrophique ; quand on cède à la paresse de la pensée qui se met à ânonner « tout est foutu » au lieu de réfléchir et d’affronter les défis qui se présentent. »
Soit. Mais l’optimisme béat de Tintin n’est-il pas encore plus crétin ? Sa candeur juvénile que l’expérience n’altère jamais et projette dans toutes les directions de la planète, jusque dans la lune, comme une boule de flipper, ne provoque-t-elle pas, en réaction, les fatwas de tous les Philippulus de la terre ulcérés ? Est-ce que la philosophie ne commence pas où s’arrête l’optimisme, selon Voltaire ?