1er avril
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Vieux slogan
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La Désagréable femme
Le choix du 1er avril me semble judicieux pour célébrer la fête (non-officielle) des hommes opprimés par les femmes, c'est-à-dire de tous les hommes insoumis à l'ordre public.
Ainsi, en cas de descente de police ou de rappel au respect des valeurs actuelles, on pourra toujours invoquer cette circonstance atténuante du 1er avril, et faire passer la souffrance des hommes opprimés par les femmes pour un canular.
Afin de célébrer cette journée avec le moins de solennité possible, il m'a semblé judicieux de proposer un conte d'Alphonse Allais, certainement l'un des Français les mieux placés pour être élu pape de cette noble cause ; oui, certainement bien plus noble que le mariage, mesdemoiselles et mesdames les tyrans domestiques !
La Désagréable Femme ou l'Epoux calculateur
Le dimanche soir, vers six heures.
Avez-vous remarqué ceci : quand il fait chaud à Paris, les dimanches soir, il y fait plus chaud, à indication thermométrique égale, que les autres soirs ?
Vous n’avez jamais remarqué cela, dites-vous ?
Cela n’a aucune importance, vous n’êtes pas observateur, voilà tout.
Poursuivons.
Il était, disais-je, six heures, le moment où les Parisiens, les nombreux Parisiens qui n’ont pas beaucoup d’argent consacrable au dîner, se rendent dans les cafés afin de s’ingurgiter ce qu’ils appellent des apéritifs, étranges et mystérieux breuvages, horribles au goût mais si néfastes à l’estomac !
Je me trouvais à la terrasse de la brasserie Tourtel (1) devant un brave verre de Picon curaçao (on n’est pas parfait).
A la table voisine de celle que j’occupais, vinrent s’asseoir une dame et un monsieur, ce dernier l’évident mari de la première.
La dame demanda un porto blanc et le monsieur une absinthe Berger (je précise).
La dame commanda son porto sur le ton dont elle aurait commandé n’importe quelle autre chose indifférente.
Le monsieur implora sa Berger sur un ton de lassitude inexprimable.
- Donnez-moi de l’absinthe, semblait-il dire, pas tant pour le plaisir de boire qu’afin d’oublier un peu et de m’évader de cette insupportable fabrique de rasoirs qui s’appelle la Vie !
Charmant le quérisseur (2) d’oublis, joli homme d’aspect intelligent et déluré, mais comme il avait l’air de s’embêter, le pauvre gars !
Beaucoup trop bien élevé pour dire d’une dame qu’elle est laide, ou simplement peu exquise, je me contenterai d’affirmer que la dame du monsieur à l’absinthe dépassait les limites permises de l’Ignoble.
Sa disgrâce physique s’aggravait encore d’une expression bêtement arrogante, stupidement hostile.
Une toilette de mauvais goût, mais prétentieuse, enveloppait cet ensemble et contribuait à le rendre inacceptable même d’un agneau nouveau-né.
Ah ! comme je la compris vite, la désolation du pauvre monsieur !
Et comme à sa place, loti d’une telle compagne, ce n’est pas un verre d’absinthe que j’aurais bu, mais des tonneaux d’absinthe, des atlantiques d’absinthe !
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Je ne percevais les propos du conjoint que par bribes insignifiantes; mais à la gueule (tant pis !) de la femme, à l’air las du mari, je devinais le peu d’idylle qui s’accomplissait là.
Tout à coup, le monsieur exprima par son attitude qu’il en avait assez, de cette petite fête de famille !
D’une rapide gorgée, il vida la seconde moitié de son verre (la première ayant été préalablement absorbée), croisa les bras, regarda sa compagne droit dans les yeux :
- Est-ce que, s’écria-t-il, tu ne vas pas bientôt me procurer la paix ! (J’emploie le mot procurer à cause des convenances, mais le monsieur, pour dire vrai, se servit d’un autre terme).
La dame parut tout interloquée de cette brusque sortie.
- - Oui, poursuivit le monsieur, tu commences à me raser avec tes reproches et tes sous-entendus !
- - Mes sous-entendus ?
- - Oui, tes sous-entendus ! C’est ta dot, n’est-ce pas, à laquelle tu fais allusion ?
- - Mais, mon ami…
- - Ta dot ! Ah ! oui, causons-en de ta dot ! Elle est chouette, ta dot !
- - Monsieur !
- - Sais-tu à combien elle s’élève, ta dot ?
- - Cent mille francs.
- - Parfaitement, cent mille francs. Sais-tu quel revenu représentent ces cent mille francs ?
- - Trois mille.
- - Pas même, mais ça ne fait rien… et trois mille francs par an, sais-tu combien ça représente, par jour ?
- - Je ne sais pas.
- - Neuf francs cinquante. Tu entends : NEUF FRANCS CINQUANTE CENTIMES.
- - Où voulez-vous en venir ?
- - Et neuf francs cinquante, sais-tu ce que ça représente par heure ?
- - Vous êtes un malotru !
- - Ça représente environ quarante centimes ! Voilà ce qu’elle représente, ta dot : huit sous de l’heure !... Franchement, ça vaut mieux que ça !
- - Vous m’insultez !
- Le monsieur sortit quatre décimes de sa poche et les posa sur la table devant son affreuse compagne.
- Tiens, voilà huit sous que je te rembourse sur ta dot pour les soixante minutes de liberté que je vais prendre. Il est six heures et demie, je rentrerai à sept heures et demie pour dîner.
- Goujat !
- Et puis, je te préviens : quand je rentrerai, si la cuisine ne sent pas très bon, très bon, et si tu as encore cette tête-là, j’irai dîner ailleurs, en te remboursant, bien entendu, une fraction de ta dot, au prorata de mon temps d’absence… Au revoir, ma chère !
Et le monsieur, après avoir réglé les deux consommations, partit, laissant sa femme toute bête devant ses huit sous.
(1) Ancienne Taverne des Capucines, mon café favori quand je vais au café.
(2) Quérisseur, du verbe quérir.
Alphonse Allais (Le Sourire, 20 avril 1901)