L'adaptation en BD du "Quichotte" de Cervantès (1547-1616) par l'Anglais Rob Davis est d'abord remarquable en raison de sa fidélité à cet ouvrage satirique majeur, considéré aussi à juste titre comme le "roman des romans". La BD n'a pas à prouver qu'elle est un art ; ce serait vain et contraire à l'histoire. La BD contribue à l'humour et la satire et côtoie, ou s'efforce de côtoyer ainsi, les meilleurs littérateurs des temps modernes que sont Cervantès, Shakespeare, notre Molière... et quelques autres.
Don Quichotte n'est pas fait pour inspirer la sympathie au lecteur, pas plus que le Don Juan de Molière ; mais ces deux personnages incarnent une forme d'élitisme qui a conduit la culture dominante à gommer la critique de Cervantès et Molière ; la culture est, en effet, une notion essentiellement élitiste, y compris et surtout quand elle feint d'être "égalitaire". Sancho Pança et Sganarelle sont tous deux emblématiques de l'homme du peuple qui suit bêtement l'homme d'élite jusqu'en enfer, contre une somme d'argent, une promesse d'enrichissement.
La force des grands auteurs, on le sait, est de ne pas se démoder, de résister au temps. Don Quichotte est un personnage contemporain. Tintin, par exemple, est une sorte de Don Quichotte, mais comme la BD d'Hergé est faite pour les enfants, la dimension satirique qui fait la force de "Don Quichotte" est bien sûr absente de "Tintin".
On pense aussi à certain philosophe tintinesque ou quichottesque, qui parcourt le monde afin d'inculquer à des peuples étrangers l'idéal démocratique. Si la manière de procéder de ce philosophe évoque Don Quichotte, ce n'est pas un hasard, mais probablement parce que le mal que la satire de Cervantès dénonce persiste.
Cervantès met la culture en accusation, comme j'y faisais allusion plus haut, et pour être plus précis la culture moderne, en permanence sous la menace de l'idéalisme et des catastrophes qui en découlent.
Une femme, Dulcinée du Tobosco, incarne cet idéalisme catastrophique, et Cervantès souligne qu'elle est un pur fantasme, une matrone à laquelle l'hidalgo prête la dignité d'une princesse. Don Quichotte est une caricature, et son aveuglement amoureux excède par conséquent la bêtise amoureuse ordinaire. Plus prosaïque, Sancho Pança est mû par l'intérêt, la promesse de récompense faite par son maître.
Louis Viardot, traducteur et commentateur du "Quichotte", parle de "la délicate satire du goût dépravé pour les romans de chevalerie". "On raconte que le duc don Alonzo Lopez de Zuniga y Sotomayor, ajoute Viardot, en apprenant que l'objet du Don Quichotte était une raillerie, crut sa dignité compromise, et refusa la dédicace."
Le "Quichotte", qui met en scène un antihéros, est donc un antiroman. Pour mesurer l'actualité du Quichotte, je propose cette analogie avec les super-héros de la culture américaine ; ils ont la prétention de sauver le monde, mais ne font qu'entretenir la passivité de leurs nombreux lecteurs et exciter leur goût pour le divertissement. Ces super-héros sont les héritiers des romans de chevalerie médiévaux, dont le récit des aventures détournait les jeunes gens de la haute société de loisirs mieux remplis.
Et le féminisme ou la galanterie forcenée du Quichotte ? L. Viardot en donne la raison : "(...) Les femmes, dont les moeurs publiques ne défendaient pas encore la faiblesse, sont le principal objet de la généreuse protection du chevalier errant ; le christianisme a donné naissance à la galanterie, ce nouvel amour inconnu de l'antiquité, en mêlant aux plaisirs sensuels les respects et la foi d'une espèce de culte religieux." Encore faut-il préciser ici ce que l'on comprend mieux en lisant le "Roméo & Juliette" de Shakespeare : en fait de "christianisme", il s'agit de la transposition dans la culture aristocratique du christianisme.
Le style schématique et caricatural, nerveux, de Rob Davis, sert son adaptation. On exagère en général la difficulté qu'il y a à lire l'ouvrage de Cervantès, rebutant par le volume. On pourrait tout aussi bien souligner la part importante accordée au divertissement dans la culture contemporaine. La longueur du texte est, certes, assez rédhibitoire (de 800 à plus de 1000 pages selon les éditions), mais le "Quichotte" peut se lire par petits morceaux, ou dans une édition abrégée. Il reste que la version de Rob Davis, synthétique (deux vol.), permet d'autant mieux d'apprécier l'humour de Cervantès et l'esprit satirique du roman.
On ne regrette que la mise en couleurs superflue, avec des tons pastels "éteints" ; le noir et blanc auraient mieux convenu.
Don Quichotte, par Cervantès et Rob Davis, éd. Warum, 2015.
Commentaires
Louis Viardot, c'est pas tout récent..
En effet, Louis Viardot, traducteur du Quichotte en français, est d'un autre siècle (1800-1883), mais quand on s'intéresse à la critique littéraire, mieux vaut se tourner vers le XIXe siècle que vers le nôtre (le goût bourgeois façon Proust a fait des ravages).