« C’est toi ma maman ? » est à déconseiller aux lecteurs qui exècrent la psychanalyse ou qui trouvent facilement les auteurs nombrilistes » : ainsi Tasha met-elle franchement en garde d’emblée sur son blog les lecteurs éventuels du roman graphique d’Alison Bechdel, traduit de l’américain par «Denoël graphic». Cette critique n’a pas tort de mentionner, en outre, le goût prononcé des Américains pour la psychanalyse. Dès les débuts du cinéma parlant, ils en ont fait la matière de certains films à prétention intellectuelle plutôt rébarbatifs.
On l’oublie parfois, mais la culture américaine est d'abord et surtout germanique, et les sciences sociales issues de la «Mitteleuropa» sont tenues en plus haute estime aux Etats-Unis qu’en France. Malgré les efforts des institutions éducatives et sanitaires dans ce sens, le scepticisme persiste dans les milieux populaires vis-à-vis de la psychanalyse. Il y a quelques années, le porte-parole d’un parti ouvrier, sommé au cours d’une interview à la télé de donner son avis sur ce qu’il pensait de cette pratique, s’était contenté de hausser les épaules et de lever les yeux au ciel pour toute réponse. Le narcissisme/bovarysme continue d’être perçu comme une tournure d’esprit typique des milieux bourgeois.
Néanmoins, sur un plan ethnographique plus général, on peut trouver la lecture du cas clinique en bande-dessinée d’Alison Bechdel instructive. La psychanalyse s’impose en effet aujourd'hui comme la pratique religieuse ou le moyen d’accomplissement de soi le plus répandu dans les pays occidentaux développés.
La mère de l’auteur est d’ailleurs elle-même circonspecte à l’égard de l’homosexualité de sa fille, et plus encore vis-à-vis d’une pratique artistique mêlant introspection et déballage public du linge sale familial (bisexuel, le père d'Alison s'est suicidé). Mme Bechdel-mère exprime en effet des doutes sur la valeur d’une telle littérature de genre, ultra-spécifique.
Féminisme et homosexualité se recoupent implicitement dans le discours d’Alison B., étayé par les études de psy. de la jeune femme, qui complètent une très longue analyse ; or celle-ci relève que les lesbiennes, l’icône féministe Virginia Woolf, par exemple, ont souvent eu des mères assez réacs, attachées à des mœurs traditionnelles.
Le lien ambivalent mais très étroit qui unit Alison B. à sa mère est donc central dans ce long déballage de linge sale (295 p.). Comment "tuer la mère", alors qu’Alison n’a pas de grief sérieux vis-à-vis d’elle ? «C’est toi ma maman ?» est en effet largement un matricide virtuel, ainsi que les deux femmes finissent par reconnaître. Dans un précédent tome, bien accueilli par la critique aux Etats-Unis, Alison B. avait déjà «réglé son compte» à son père.
On peut regretter la traduction du «mother» du titre original en un «maman» un peu niais, car il y a dans l'exposition de ce lien identitaire entre Alison et sa mère une dimension dramatique, qui traduit l’effort pénible pour naître une deuxième fois, bien que l'on soit loin de la noirceur des drames familiaux racontés par François Mauriac. Comme dans les films américains, la thérapie fait espérer une fin heureuse. Contrairement à l'usage le plus courant dans la littérature européenne, l'aspect comique est sacrifié à l'espoir de béatitude. L’auteur de «Mon Ami Dahmer », témoignage sur un tueur en série américain, évoquait lui aussi l’état dépressif fréquent des jeunes mères au foyer américaines.
L’homosexualité d’Alison B., dans la mesure où elle implique un désintérêt pour la procréation, ne fait que stimuler son envie d’indépendance et de création artistique. (...)
Ce qui évite au "drame comique" d’Alison B. de n’être qu’un insupportable plaidoyer pro-domo ou, pire encore, un tract militant, est d’une part la duplicité se l'auteur - Alison B. ne sait pas ce qui, en elle, est bien elle ou n’est que la simple imitation de sa mère ; et, d’autre part, les nombreuses références à des thèses pédopsychiatriques variées.
Le lecteur peut se sentir touché par cette cause, en dépit de sa «spécificité», dans la mesure où Alison B. parvient à communiquer sa détresse, sans chercher à apitoyer pour autant ; elle parvient à rester pudique, en quoi le dessin est sans doute une aide. On comprend assez bien aussi comment la pratique artistique, mieux encore que la psychanalyse, peut contribuer à l’émancipation d’Alison B.
« A deux exceptions près, les mères de tous mes patients présentaient des désordres narcissiques, étaient extrêmement angoissées et souffraient souvent de dépression. Elles considéraient l’enfant unique ou encore dans bien des cas, l’aîné, comme un objet narcissiquement investi. Ce que ces mères n’avaient pas reçu dans leur jeune âge, de leur propre mère, elles pouvaient à présent le trouver auprès de leur enfant : il est à sa disposition, peut lui servir d’écho, se laisse contrôler, est totalement centré sur elle, ne l’abandonnera jamais et lui accorde attention et admiration. »
Les fréquentes citations (ici d’Alice Miller) peuvent rebuter le lecteur, mais ces généralités, parfois contradictoires ou contestables, rendent la confession intime moins étouffante et illustrent cette réalité contemporaine de la concurrence entre les valeurs familiales et les préceptes de la médecine générale.
Cette impression de vis sans fin de la thérapie psychanalytique pourra amener certains lecteurs à conclure que c’est à force d’étudier l’âme humaine que l’on s’est mis hors d’état de la connaître, mais la BD d’Alison Bechdel, au moins, n’a pas le défaut d’une thèse pesante, et son dessin assez délié, au contraire du style lourdingue et saturé d’encre habituel des comics américains, facilite sa lecture.
C’est toi ma maman, par Alison Bechdel, Denoël Graphic, 2013.