[Poe, Barbey, Villiers, Allais... Les conteurs du XIXe siècle sont doublement modernes. Pour une bonne et une mauvaise raison. La mauvaise, c'est qu'ils ont fourni au cinéma toute la matière, et la manière de la traiter, coupant l'herbe sous les pieds de nos inventeurs, condamnés à la répétition ; la bonne, c'est qu'ils démontrent que le temps est à double sens, comme le métro. Ils ont fait machine arrière, avant qu'elle ne s'emballe. Dans cette voie ils nous précèdent.]
Les plus que modestes fonctions dans une humble baraque de la Foire aux pains d'épice qu'un implacable sort me contraignit récemment à accepter - et encore bien content, moi - m'initièrent à ce mode de locomotion bien à tort baptisé "Métropolitain", comme si le mot "Métropolitain" venait de deux mots grecs qui signifient "sous terre", ainsi que se l'imagine aisément la tourbe des illettrés.
Fertile en avantages de toutes sortes, rapidité de la course, odeur de créosote excellente aux bronches, exigüité des voitures permettant aux voyageurs d'instructifs contacts avec leurs contemporaines, etc., etc., le Métropolitain, le "Métro" comme disent les gens pressés, ne présente, d'après moi, qu'un seul inconvénient, celui du manque de lumière pendant les neuf dixièmes du trajet.
L'intérieur des voitures est somptueusement éclairé, je n'en disconviens pas, mais dehors ?
Cet admirable tunnel aurait été exécuté par l'ingénieur Taupin lui-même qu'il n'y ferait certainement pas plus noir !
Pour les gens comme vous qui se rendent de la station Concorde à la station St-Florentin, ces courtes ténèbres, parbleu ! ne présentent qu'un faible dommage ; mais, je vous prie, mettez-vous à ma place, pauvre moi, forcé chaque matin d'égrener le chapelet de Neuilly-Place du Trône et chaque soir Place du Trône-Neuilly, réfléchissez à ce que vous prendrez !
Les esprits superficiels avec lesquels je me rencontre journellement au cours de ces sombres voyages ne manquent pas. "La Compagnie, s'indignent-ils, ne gagne-t-elle donc pas assez d'argent pour se permettre d'éclairer d'un bout à l'autre son céramique boudin ?"
Et moi de hausser mes sages épaules. Un tunnel, en effet, un tunnel au sein duquel ruisselleraient des torrents de lumière ne serait jamais et malgré tout qu'un tunnel, un attristant tunnel.
Le tunnel, mes chers amis, et en général tous les souterrains vers la création de quoi nous devons tous, ingénieurs et artistes, tendre nos efforts, c'est le tunnel, ce sont les souterrains aux creux desquels nous sera loisible d'admirer le libre ciel et les alentouresques paysages.
Alors, m'objecterez-vous avec un sourire niais, ce tunnel ne sera plus un tunnel, et rien ne signalera la différence pouvant exister entre ce travail d'art et une simple ligne ferrée sillonnant à l'air libre les plus vertes campagnes ?
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Peu désireux de perdre mon temps à discuter avec vous de telles pauvretés, je vous demanderai simplement si vous savez ce que c'est qu'un panorama ?
Savez-vous, oui, ce que c'est qu'un panorama ? Connaissez-vous le principe du panorama ? Etes-vous au courant des trucs infiniment simples et peu coûteux grâce auxquels, collé sur un mur opaque, un tableau transparent, par derrière éclairé, peut nous fournir l'adorable illusion des éperdus lointains, des ciels de vertige... Songez...
...J'allais continuer, d'une voix d'apôtre, à clamer le bon verbe, quand une jeune femme, plutôt jolie, m'interrompit :
- Et vous, qui faites votre malin, savez-vous quelle différence entre notre époque et celle de Henri IV ?
- ???
- Du temps de Henri IV, on parlait de mettre la poule au pot... De notre époque, on ne parle que de mettre au pot l'itain.
- Mon Dieu ! Mon Dieu !...
Ah ! Nous vivons dans de bien sombres laps !
ALPHONSE ALLAIS
(11 avril 1901) (Illustration Zombi + Robida)