Il va de soi que George Orwell n'aurait pas porté sur la moraline wokiste le même jugement qu'Eric Zemmour. Du point de vue orwellien, comme du point de vue de "Mai 68", le gaullisme est un fascisme, c'est-à-dire une structure juridique et politique autoritaire mise en place dans une situation de crise.
Du point de vue antitotalitaire, c'est-à-dire historique, ce qui est remarquable dans le gaullisme, c'est sa persistance au-delà de la crise économique consécutive à la guerre. Les tentatives de démocratisation de la France ont échoué : antigaulliste, le parti socialiste de F. Mitterrand a pourtant perpétué l'autoritarisme gaulliste ; le mitterrandisme est un gaullisme rose, qui conserve l'essentiel du dispositif autoritaire fasciste, pour ne pas dire qu'il le perfectionne sur certains points, notamment celui du contrôle de la presse. "Le fascisme ne renaîtra pas sous le nom du fascisme.", prédisait Orwell.
La tentative d'Union européenne est un autre échec : en effet les Gilets jaunes ont finalement démontré, au terme de la tentative et à quelques mois de l'offensive russe en Ukraine, que le processus européen était parfaitement antidémocratique. Le Brexit des Britanniques a souligné le coup d'Etat des technocrates bruxellois, à qui V. Poutine a fourni involontairement un mobile idéologique et un drapeau ukrainien. La Guerre froide se déroule suivant un processus décrit par Orwell dans "1984".
Si l'éthique totalitaire est un danger mortel, écrivait G. Orwell (dans "Tribune"), c'est parce qu'elle est arbitraire : elle peut être antisémite un jour, philosémite quelque temps après ; elle peut être de droite un jour, de gauche quelque temps après. La fonction de l'éthique de Big Brother est l'incitation à la haine. L'arbitraire tient à la démagogie, à la nécessité pour les élites dirigeantes de faire aux masses qu'elles manipulent des promesses conformes à leurs désirs ; la démagogie révolutionnaire, commune aux soviets, aux nazis et aux libéraux, recèle ainsi le désir d'ascension sociale, le désir d'inversion impossible de la pyramide. "1984" invite à renoncer au socialisme-révolutionnaire qui fut son premier mouvement, ayant compris qu'il n'est qu'un mirage, au profit d'un socialisme conscient. Le roman laïc républicain joue donc exactement le même rôle que le catéchisme de l'Eglise catholique auparavant, celui de sanctifier les élites républicaines.
Il n'est pas inutile de relever ici que la démagogie révolutionnaire s'inscrit dans la droite ligne du christianisme, religion liée pour la première fois dans l'Histoire à une idée de justice "égalitaire". L'éthique socialiste-révolutionnaire ressemble comme deux gouttes d'eau à l'éthique des martyrs chrétiens. Les élites dirigeantes renouvellent la religion comme on renouvelle l'eau du poisson rouge.
On peut compléter aussi l'analyse d'Orwell en soulignant que l'éthique totalitaire est une formule quasiment mathématique ; comme on parle de "science-fiction", on pourrait parler d'"éthique-fiction" à propos de toutes les formules éthiques totalitaires. L'éthique totalitaire répond au besoin d'électriser les foules ici et maintenant : elle doit être "conductrice". L'antisémitisme n'est pas "conducteur" dans l'Italie de Mussolini.
Le "wokisme" est la démagogie propre au parti démocrate américain, et on ne peut pas saisir son fonctionnement en dehors du contexte américain.
Le wokisme répond en effet au besoin du parti démocrate d'élargir sa base électorale ; il est en effet peu populaire, puisque c'est le parti des élites dirigeantes. La démagogie wokiste cible donc logiquement des minorités identitaires, sexuelles ou religieuses, très différentes les unes des autres, mais dont les suffrages cumulés permettent de remporter l'élection. La politique des quotas antiraciste du parti démocrate a-t-elle entraîné une diminution de la ségrégation raciale aux Etats-Unis ? Le taux de mortalité de l'épidémie de coronavirus dans la communauté afro-américaine est l'un des nombreux indices qui indiquent que la ségrégation persiste.
La cohérence de la démagogie "wokiste" est doublement 1. électorale ; 2. américaine.
1. électorale car la minorité afro-américaine n'a pas les mêmes intérêts que la communauté gay, mais la somme des suffrages peut permettre au parti démocrate de l'emporter ; 2. américaine car le wokisme se nourrit mécaniquement de la réaction puritaine, qui n'existe pas ou peu en Europe. De plus, l'Europe est entrée depuis 2008 dans une période de grave récession économique, occultée par le processus d'endettement capitaliste : la crise économique n'est pas favorable à la démagogie wokiste.
Le wokisme et la réaction trumpiste à ce wokisme sont embryonnaires en France. Combien d'électeurs et d'électrices E. Macron séduit-il en proposant de façon totalement démagogique d'inscrire l'avortement dans la constitution française (contre l'esprit de la loi Veil) ? Probablement peu. En revanche la question de l'avortement et de ses modalités est une question qui déchaîne les passions aux Etats-Unis ; c'est un clivage idéologique majeur, opposant un puritanisme religieux à un puritanisme juridique.
Au stade où, comme l'écrit le romancier américain Paul Auster, "l'argent est la mesure de toute chose", on conçoit, sans même avoir lu "Le Capital" de K. Marx, que la norme juridique évolue au gré des circonstances économiques.
On sait depuis un siècle et demi que la menace fasciste est contenue dans le capitalisme, mais la propagande libérale est assez puissante pour que les citoyens d'Océania ignorent cette menace.
On conçoit que les élites démocrates puissent abandonner la démagogie wokiste si elle s'avérait inefficace, exactement comme le parti républicain de George Bush, père et fils, a abandonné soudainement le discours isolationniste/anticolonialiste traditionnel du parti républicain : quelques mensonges d'Etat retentissants ont suffi pour retourner l'électorat républicain - le complotisme est la rançon de la propagande totalitaire de la famille Bush.
Il y a là un phénomène totalitaire symétrique du wokisme (l'oligarchie capitaliste forme l'axe de symétrie), un phénomène intéressant car il marque la limite du mensonge totalitaire : il rend paranoïaque.
G. Orwell souligne dans "1984" que la démagogie, qui est le fondement structurel du totalitarisme, entraîne le délitement de la société, qui n'est plus unie, comme les sociétés barbares, que par des rituels sociaux : défilés militaires, compétitions sportives, mégaconcerts, etc.
La démagogie n'est pas wokiste ou antiwokiste, de droite ou de gauche, c'est un vent capricieux sous lequel se place le barreur (les élites) pour faire avancer l'Etat dans une direction mystérieuse.
Orwell est un socialiste pour qui l'Etat ne fait pas société. La barbarie dont Orwell parle n'est pas celle de la Corée du Nord, mais bien celle de l'Occident moderne.