Petit feuilleton littéraire estival
Quelques hypothèses et une certitude
Nous pouvons comparer Shakespeare à une haute montagne tel le Mont-Blanc ; son nom est familier de tout le monde ; presque aussi nombreux sont ceux qui ont aperçu le fameux mont de loin, par temps clair ; mais, quant à ceux qui ont escaladé les pentes du Mont-Blanc, atteint son sommet, ils forment un petit nombre...
Nous l'avons dit précédemment : dès lors que l'on s'approche un peu de Shakespeare, après avoir lu quelques-unes de la quarantaine de pièces qui composent son oeuvre, on éprouve le sentiment contradictoire d'un ouvrage cohérent, dont les différentes parties se répondent, en même temps qu'il recèle un mystère.
La cohérence et le mystère sont les deux moteurs de l'investigation ; la cohérence fournit des points d'appui, tandis que le mystère pique la curiosité et le désir d'en savoir plus.
Quelques érudits, spécialisés dans l'étude de Shakespeare, ont cru avoir résolu tout ou partie de l'énigme. S. Freud a poussé loin l'étude psychologique des personnages et fini par se persuader que le savant anglais Francis Bacon (1561-1626), qui fut un temps garde des sceaux du roi d'Angleterre Jacques Ier, n'était autre que le véritable auteur d'une oeuvre qui témoigne d'une érudition hors du commun, dans des domaines aussi variés que le droit, les sciences naturelles, l'astronomie, ou encore ce que l'on appelle aujourd'hui la géographie.
L'identification du personnage de Hamlet à l'auteur de la pièce éponyme est sans doute le plus convaincant dans l'hypothèse de Freud. Néanmoins, l'inventeur de la psychanalyse n'est pas parvenu à donner une explication solidement étayée du théâtre de Shakespeare en général, ni de "Hamlet" en particulier. La question de la condition humaine dépasse sans doute les solutions que la psychanalyse ou la médecine préconise.
Le romancier et critique littéraire André Gide proposa, lui, une hypothèse en forme de piste à suivre, affirmant que l'énigme Shakespeare se résume à l'énigme de la religion de Shakespeare. Gide ne se mouille pas tant que ça, car Shakespeare a été revendiqué par toutes les factions religieuses chrétiennes, et même par le chantre du néo-paganisme, Frédéric Nietzsche (1844-1900).
Cependant Gide a raison d'insister sur la foi de Shakespeare : les quatre siècles qui nous séparent de la publication des pièces ont contribué à épaissir le mystère de la religion de Shakespeare. Ainsi la violente querelle théologico-politique qui opposa l'Eglise romaine aux partisans de la Réforme luthérienne ou aux anglicans est un point crucial de l'histoire européenne, aujourd'hui méconnu, maltraité dans certaines notices accompagnant la réédition des pièces. On ne peut exclure le contexte des guerres de religion quand on se pose la question de la religion de Shakespeare.
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Une part du mystère vient donc, non de Shakespeare ou des pièces elles-mêmes, mais de l'ignorance des admirateurs ou des commentateurs. On pourrait mentionner plusieurs contresens manifestes, commis à propos de telle pièce, ou bien de l'oeuvre en général, dans des notices à vocation scolaire ou didactique.
Mentionnons un élément majeur, que certains commentateurs semblent s'obstiner à ignorer : la satire visant le moyen-âge ou la culture médiévale, qui court pourtant à travers toute l'oeuvre de Shakespeare.
Quelques exemples convergents de cette satire :
- Les moines ont toujours le mauvais rôle dans les pièces de Shakespeare ; le frère Laurent, moine capucin conseiller de Roméo, contribue à la fin tragi-comique de Roméo et sa dulcinée. Quant au complice du frère Laurent, le frère Jean, qui joue le rôle de messager, c'est carrément un imbécile dont la négligence a des conséquences dramatiques. "Mesure pour mesure" est encore plus caractéristique de cet anticléricalisme, puisque Shakespeare esquisse ici une théorie de la relativité des règles morales en vigueur dans la haute société médiévale (dictées par le clergé) ; Shakespeare suggère qu'un tel relativisme débouche sur l'arbitraire. Ophélie, dans "Hamlet", est encore un personnage dont la folie est explicitement liée à une éducation catholique déficiente. Son frère Laërte est une sorte de Don Quichotte ridicule, confondant orgueil et amour, comme le héros de Cervantès.
- Les moines sont montrés chez Shakespeare, comme chez Rabelais ou Boccace ("Décaméron") auparavant, sous un jour peu reluisant. Un autre pan de la culture médiévale n'est pas épargné par la satire, celui de l'héritage antique, qui forme avec l'enseignement du clergé catholique un socle assez hétéroclite. Dans "Troïlus et Cresside", Shakespeare remet en scène la guerre de Troie et ses héros, d'une manière qui discrédite la notion d'"héritage antique" ; en lieu et place des héros troyens, de leur héroïsme légendaire, Shakespeare nous montre des guerriers mus par l'intérêt et des motifs triviaux. Le roman national anglais est écorné.
L'exaltation des guerriers n'est pas tant le but d'Homère qu'il fut celui de "L'Enéide" et du poète Virgile. Cela nous conduit à situer la démarche et le message de Shakespeare à l'opposé de celui de Dante dans sa "Divine comédie" et son traité politique.
Il faut noter que le personnage de Lancelot, chevalier et héros du poème épique de Chrétien de Troyes, est un valet (et un imbécile) dans "Le Marchand de Venise".
- Plusieurs personnages emblématiques des idées théocratiques en vigueur au moyen-âge sont montrés par Shakespeare sous un jour plus ou moins sinistre dans différentes pièces : le cardinal Wolsey, dans "Henri VIII", machiavélique conseiller du roi, paré des attributs de la religion ; Thomas More, dans la pièce éponyme, est présenté sous un jour très défavorable ; à l'instar de Wolsey, More est la victime de sa propre cabale, et son action politique l'entraîne à se parjurer. Enfin, l'un des personnages le plus méprisables du théâtre de Shakespeare, Polonius, joue auprès du roi Claudius un rôle de ministre de l'ombre similaire à celui joué par Wolsey et More.
Une partie du mystère qui entoure Shakespeare n'est autre que de l'incompréhension ; cette incompréhension peut s'expliquer par l'empreinte persistante du moyen-âge sur notre temps, en dépit ou à cause du progrès technique accompli depuis le moyen-âge. En effet, on a oublié à quel point le moyen-âge fut un âge technocratique, à l'instar du nôtre. Les mentalités ne diffèrent guère aujourd'hui aux Etats-Unis de ce qu'elles furent au moyen-âge, en Europe.
(A SUIVRE)
La première des planches reproduites ci-dessus est tirée du "Hamlet" de Gianni de Luca (1927-1991). Elle illustre la scène où Horatio annonce à son ami Hamlet l'apparition d'un spectre sur les remparts du château d'Elseneur au milieu de la nuit. Gianni de Luca a adapté également deux autres pièces de Shakespeare, en transposant d'une manière virtuose le caractère théâtral.
- Le théâtre de Shakespeare a fait l'objet de nombreuses adaptations en BD, plus ou moins réussies et fidèles, parmi lesquelles celle de "MacBeth" par Daniel Casanave, d'où est extraite la seconde planche.
Commentaires
Du coup la célèbre remarque de Freud arrivant aux States "je leur apporte la peste" prendrait tout son sens: avait-il "senti" le caractère moyenâgeux des Yanks grâce à Shakespeare?
Je ne crois pas ; Freud était persuadé d'avoir inventé quelque chose de nouveau ; il faut dire que pour les puritains allemands ou autrichiens, le procédé de la confession catholique romaine (épanchement de son trop-plein de culpabilité) pouvait sembler neuf.
C'est plutôt Carl Jung qui a pris conscience du caractère médiéval de la psychanalyse, puisqu'il rapproche celle-ci de l'ancien culte des savants alchimistes du moyen-âge (culte que Shakespeare dénonce probablement à travers le personnage de Polonius ; il est manifeste que Polonius est un savant qui en sait beaucoup moins qu'il ne croit savoir, ce qui lui vaut quelques railleries de la part de Hamlet).
Trouvé ça : https://shakespeare.revues.org/3662
Il y a plein des références intéressantes dans cet article, merci de me l'avoir signalé ; par exemple : "En 1975, Gotlib fait paraître une adaptation très brève de Hamlet, plus sur le mode de la plaisanterie et de l’allusion que d’une véritable adaptation de l’histoire, puisque l’ensemble se réduit à neuf pages. Et, l’année suivante en Italie, Gianni De Luca offre une adaptation graphiquement très innovante, mais dont le texte a dû subir une forte censure du Vatican."
Sur le fond de l'article et la notion de "culture populaire", le propos de l'auteur est beaucoup plus contestable. On a tort de qualifier la bande-dessinée en général "d'art populaire" : les "comics" américains sont de l'art POPULISTE, dont l'idéologie reflète la plupart du temps la volonté des élites technocratiques. C'est ce qui explique le mépris de G. Orwell, par exemple, à l'égard d'un certain type de bande-dessinée, qui fait partie de la culture de masse totalitaire. Tintin appartient aussi à la culture de masse, de type fasciste - le revirement idéologique de Hergé n'y change rien et fait penser au revirement de la bourgeoisie allemande consécutive à sa défaite.