Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le Père Goriot****

La collection « Ex-libris » des éditions Delcourt a entrepris depuis plusieurs années la transposition enwebzine,bd,gratuit,zébra,bande-dessinée,fanzine,critique,kritik,père goriot,balzac,ex-libris,shelley,dickens,bronte,voltaire,marivaux,kafka,stevenson,littérature,classique,delcourt,lamy,thibault,bruno duhamel,comédie humaine,vautrin,rastignac,psychologie,freud,jean-luc godard,théophile gautier bande-dessinée de « classiques » de la littérature française ou étrangère. Pêle-mêle, des œuvres signées Voltaire, Molière, Shelley, Dickens, Brontë, Stevenson, Marivaux, Kafka, etc., la collection compte une quarantaine de titres, auxquels vient s’ajouter ce «Père Goriot» de Balzac en deux volumes (2012). Ainsi des œuvres populaires sont peut-être rendues moins intimidantes que sous des jaquettes plus prestigieuses.

Les dessinateurs semblent en outre prendre plaisir à se mettre au service de «scénaristes» aussi qualifiés. Après tout, les éditions scolaires abrégées, c’est-à-dire amputées parfois d’un ou deux tiers de leur poids de mots, afin de s’adapter aux exigences de la vie moderne, très "programmée", ont largement contribué à faire connaître des auteurs que l’on n’aurait pas osé aborder de plein fouet parfois.

En ce qui concerne les poètes qui font entendre une petite musique personnelle, le procédé de la transposition est sans doute discutable. En revanche, appliquée aux littérateurs qui n’ont pas la prétention d’avoir du style, ni même d’être originaux, mais qui ont seulement une expérience solide de la vie, qu’ils font partager dans leurs livres, on conçoit l’intérêt de cette méthode de diffusion. Or Balzac est de ces auteurs réalistes. La critique lui a parfois reproché son manque de style ; d'après Théophile Gautier, Balzac était si peu poète qu'il devait recourir à l'aide d'un ami pour composer les poèmes qu'il attribue à tel ou tel personnage de son Capharnaüm. (...)

Si la nécessité pressait Balzac d’écrire afin de payer des dettes, la nécessité n’a pas contraint cet Hercule de la littérature (si je peux me permettre cette image un peu kitsch et désuète), au point de l’obliger à écrire des ouvrages à la mode. La 4e de couverture de l’album annonce fièrement que « Balzac décrit une Comédie humaine qui n’a jamais cessé depuis 170 ans. » ; proclamation sur un ton un peu léger, car Balzac peint dans "Goriot" une société parisienne au sein de laquelle tout mouvement de générosité est exclu, autrement que sous la forme de la ruse ou de la sollicitude hypocrite. On reconnaît dans le jeune Rastignac, personnage qui joue le rôle du jeune initié, découvrant peu à peu l’ignominie de la société, à l’instar de Dante parcourant les différents cercles de l’enfer, l’auteur de la comédie humaine lui-même, tel qu’il fut sans doute avant son "dépucelage", plein d'ambition et plein de naïveté quant à la nature des moyens requis par l'ambition.

La 4e de couverture vante de surcroît la finesse et la modernité de l’analyse psychologique de Balzac. C’est ici refuser de voir la distance qui sépare les observations psychologiques de Balzac de l’analyse moderne. Contrairement à la psychologie moderne, qui justifie certaines tendances sociales et en condamne d’autres, Balzac condamne toutes les tendances sociales sans exception. Il n’y a pas de justice ni d’équité sociale selon Balzac, dont le propos est d'une certaine façon beaucoup plus scandaleux que celui de Nietzsche. Ce dernier fournit en effet un bouc émissaire, et son "c'était mieux avant", du temps des rois et des papes, fait briller une lueur d'espoir absente chez Balzac, plus individualiste.

Il n’échappe à personne que les psychologues sont désormais placés aux quatre coins de la société, y compris dans les tribunaux afin de contribuer à l’évaluation des crimes et de leurs châtiments. Or, s’il y a bien un point de vue qui ne peut se réclamer de Balzac, c’est celui de l’homme de loi.

Dans «Le Père Goriot», Balzac s’emploie à déceler l’égoïsme derrière les attitudes et les sentiments en apparence les plus altruistes. Evidemment les deux filles de Goriot sont deux belles salo… ingrates, élevées par leur père avec un soin extrême, jusqu’au sacrifice de son propre bien-être, avant d'être renié par elles, qui trouvent les excuses les plus superflues pour s’abstenir de le visiter sur son lit de mort. Mais le moins évident, où Balzac pousse le réalisme beaucoup plus loin, c’est lorsqu'il décèle le mobile de la passion exclusive de Goriot pour ses filles, qu’il a conçue comme ses créatures et son bien propre. Balzac va donc traquer jusque derrière les apparences de la respectabilité sociale la faiblesse humaine. Cette faiblesse ne fait que prendre ensuite les diverses formes que les diverses conditions humaines ou sexuelles permettent.

Il y a bien plus que le simple roman de l'ambition dans "Goriot", ou du moins est-ce "d'ambition amoureuse" qu'il faut parler plus précisément. Si Rastignac est plus mobile, c'est bien Goriot le personnage-clef du roman ; les scénaristes, chargés de la transposition, ont su conserver cet ordre de priorité.

Pour parfaire le tableau, Balzac fait malicieusement d’un dangereux criminel échappé du bagne, Vautrin, en dépit de l'aptitude du bonhomme à tuer de sang-froid les personnes respectables qui se mettent en travers de son chemin, le personnage le plus perspicace sur le plan psychologique, voire le seul capable d’élans de générosité vraiment désintéressés, de tout cet échantillon représentatif de l’humanité. Rastignac sait se montrer serviable, mais son dévouement, en particulier à l'égard des femmes, est plein d'innocence au sens d'imbécillité. Tandis que ce diable de Vautrin, lui, sait que nul n'est innocent, et sa mansuétude n'en est que plus remarquable. Ce que l'on perd en poésie, de Dante à Balzac, on le gagne en pénétration de l'âme humaine.

Un autre trait où Balzac diffère nettement de la psychologie moderne : tandis que l’âme humaine est, du point vue moderne, un puits sans fond, d’une complexité et d’une variété quasiment infinies, qui laisse présager encore mille ans de spéculations dans tous les domaines où l’homme est susceptible de s’y livrer, chez Balzac on touche très vite "a contrario" le fond de l’âme humaine, dont le secret fait pschiittt !

On sait que, selon Freud, tout est sexuel. Pour Balzac, l’argent n’est pas seulement le nerf de la guerre, mais il est aussi et surtout celui de la paix, de sorte que le rapport de forces sur lequel repose la société est beaucoup mieux découvert par Balzac que par Freud. Il est en effet plus facile de faire croire à l’égalité des sexes que de faire croire à l’égalité des bourses.

Le théorème du cinéaste Jean-Luc Godard selon lequel il n’y a de bonnes adaptations cinématographiques que d’œuvres littéraires médiocres ne s’applique pas à la BD.

 

Le Père Goriot (t.1), par H. de Balzac, Thierry Lamy, Philippe Thirault (scénario), Bruno Duhamel (dessin), Delcourt, 2012. 

Les commentaires sont fermés.