Un professeur de dessin me fit le reproche un jour de dessiner comme Fragonard (1736-1806). Hélas, comme j'aimerais que ce soit vrai, tant Fragonard est bon portraitiste, un des quatre ou cinq meilleurs français. Peignant comme Fragonard, j'aurais tôt fait de dénicher des clients, désireux que je les immortalise. Car Fragonard est capable de restituer la vie.
- Encore faut-il que le modèle ait "vécu", dira-t-on à raison. C'est le casse-tête du portraitiste d'être confronté à des clients riches, que pour la plupart d'entre eux le bien prive de vie.
Ce professeur m'accusait, en fait, d'être "maniéré". Chaque époque a sa façon d'être maniériste, et la nôtre diffère de celle de Fragonard.
Il arrive qu'un tableau change d'attribution. Dans ce cas, c'est le philosophe Denis Diderot (1713-1784) que l'historienne Marie-Anne Dupuy-Vachey se refuse désormais à reconnaître dans le portrait peint par Fragonard autour de 1769. Et le Louvre a changé l'étiquette, suivant son avis.
Il me semble que les universitaires adorent la peinture, parce que, plus que n'importe quel autre ouvrage d'art, elle leur permet de plaquer des opinions incontrôlables. D'un pont, on peut moins facilement dire que c'est une tour.
Ici Mme Dupuy-Vachey, à l'occasion d'une transaction, a mis la main sur un dessin préparatoire au portrait, portant un nom dont elle affirme que, tout en ne pouvant être déchiffré, il n'est pas celui du fameux philosophe. De la part du Louvre, décider de l'indiquer comme un portrait allégorique est plutôt paradoxal, puisque le dessin préparatoire comporte un nom.
Concernant le rapprochement ou l'éloignement avec ce qu'on a retenu des traits du philosophe par d'autres sources, on entre dans le domaine de la spéculation pure. On sait que Diderot n'aimait pas le portrait que Van Loo a peint de lui sur le motif, où il se trouvait peu viril, en un temps où ça comptait encore ; en effet, Van Loo a gommé le nez proéminent de son modèle pour lui plaire, mais fait preuve d'un zèle excessif.
Pour moi, le portrait de Fragonard est bien le portrait-robot de Diderot, d'après ce que ses biographes rapportent : porté sur la bonne chère et les femmes, libertin sans être Casanova ; assez "double" par ailleurs, du moins selon son ex-pote Rousseau ; une sorte de DSK, plus doué dans le maniement de la plume, mais moins pour s'enrichir, bien que la cote de DSK ait connu la dégringolade que l'on sait.