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Collectivisme-individualisme

En mettant en évidence qu'il repose sur le paradoxe, George Orwell a fourni l'analyse la plus profonde du totalitarisme. Le "bon sens", défini par Orwell comme un raisonnement à la fois antitotalitaire et anti-intellectuel est remplacé dans les régimes totalitaires par le raisonnement mathématique.

Le droit totalitaire est de type mathématique. Vous avez du bon sens et vous vous interrogez sur l'importance prise par les mathématiques dans l'enseignement scolaire - dans quel but étudier le calcul de probabilités à ce point quand la réalité met la plupart du temps en échec les calculs de probabilité et ridiculise systématiquement les économistes, baudruches gonflées de calculs ?  L'historien vous répondra que cet enseignement ne fait que refléter la foi dans l'esprit du capitalisme. La foi dans les mathématiques est la grande superstition du XXe siècle (les génocides ne se produisent pas "par hasard").

On pourrait multiplier les exemples de concepts ou de notions juridiques totalitaires qui sont des formules mathématiques : l'état de droit, le droit virtuel, le suffrage universel... L'égalitarisme est la notion la plus familière et la plus facile à appréhender ; dès le XVIIIe siècle, l'égalitarisme est comparé par J.-J. Rousseau à la "quadrature du cercle", vieux symbole d'impossibilité mathématique. Rousseau nous informe là que le droit totalitaire se situe "par-delà les possibilités du droit". La République repose sur l'abolition des privilèges consacrés dans le droit antérieur, explique Rousseau, mais elle ne saurait effacer complètement les inégalités, ce serait absurde de le penser.

Conséquemment Rousseau avait conçu l'égalitarisme comme un écueil au progrès de l'égalité. A. de Tocqueville aussi, ultérieurement, dans "De La Démocratie". Mais aucun des deux n'avait prévu, contrairement à K. Marx, que le vent du capitalisme pousserait inexorablement vers cet écueil. La coïncidence entre le dispositif juridique égalitariste et l'accroissement des inégalités à l'échelle mondiale n'a rien d'étonnant du point de vue marxiste. Pourquoi le ruissellement ne fonctionne-t-il pas ? Ici les Français sont mieux placés que d'autres peuplades pour le comprendre : parce que le riche capitaliste n'est pas un riche ordinaire, c'est un avare - autrement dit un riche non-pragmatique.

Orwell se situe bien dans la continuité de cette analyse lorsqu'il décrit Big Brother comme un Etat d'impuissance, presque un Etat anarchique : "Je suis anarchiste.", écrivait Bruno Le Maire récemment. En réalité tous les citoyens d'Océania le sont, pas seulement les ministres du culte. Ils le sont nécessairement.

"Le culte du pouvoir pour le pouvoir" est la formule orwellienne de cette impuissance. A elle seule elle incite à tenir Orwell pour l'historien majeur du XXe siècle ; en effet elle est dissuasive de tenir l'impérialisme soviétique ou américain, nazi auparavant, pour des mouvements effectivement expansionnistes : les tenir pour tels reviendrait à croire qu'une personne boulimique fait un régime, alors même qu'elle ignore la diététique. L'impérialisme au XXe siècle obéit à une loi économique irrationnelle.

Qu'est-ce que la novlangue ? C'est un effort de Big Brother pour rapprocher le langage courant du langage mathématique, théoriquement universel. Si, comme il arrive parfois à tel ou tel crétin surdiplômé de le proposer, on enseignait aux gosses le code informatique dès l'école primaire, on atteindrait rapidement un niveau d'abrutissement inférieur à ce qu'il est aujourd'hui : c'est le but recherché par Big Brother dans "1984".

Les slogans de "Big Brother" sont paradoxaux, mais la novlangue l'est aussi puisque elle sert de fondement à un régime logocratique, au sein duquel le langage va peu à peu se déliter.

De façon surprenante, alors qu'il n'est pas du tout Juif et qu'il vivait dans une époque où la religion juive était en voie d'extinction, Orwell a situé l'idolâtrie du langage au coeur du totalitarisme ; surprise d'autant plus grande qu'Orwell était persuadé de vivre à une époque où les religions bibliques étaient devenues lettres mortes, pouvaient se ramener à des réflexes identitaires similaires au nationalisme. La Bible regorge en effet de fables qui mettent en garde contre l'idolâtrie du langage, dont le mythe de Babel est la plus fameuse de ces fables.

Hannah Arendt rejoint Orwell lorsqu'elle définit le totalitarisme comme étant d'abord non-pragmatique. Au passage, Orwell et Arendt fournissent la clef de l'art totalitaire : il est logocratique, grammatical ; si cet aspect totalitaire saute aux yeux s'agissant des NFT (jetons non-fongibles), dont la valeur est transactionnelle et spéculative, Orwell a dénoncé l'art totalitaire antisocial plus largement dans la pratique de "l'art pour l'art".

L'art occupe une position centrale sur le plan sociologique, ce qui explique que les romanciers ont souvent une longueur d'avance sur les sciences sociales technocratiques. Orwell a placé la propagande au centre du régime totalitaire qu'il décrit. Un sociologue qui parle en 2024 du degré zéro de la société occidentale, a soixante-dix ans de retard sur "1984", et soixante-ans sur "Hara-Kiri", même si F. Cavanna et le Pr Choron se cantonnaient à mettre en évidence la nullité du journalisme occidental, réduit à la fonction de propagande.

Mais le bégaiement de l'art pour l'art est observable à tous les niveaux dans la société totalitaire : on peut parler à un niveau assez familier de sport pour le sport, à un niveau plus occulte de science pour la science ; le niveau de la médecine pour la médecine a été décelé en France par Jules Romains dès 1923.

"1984" démolit aussi complètement la mythomanie du "monde complexe" ou de "la fin de l'histoire", sur laquelle bon nombre d'escrocs intellectuels ont prospéré au XXe siècle... et prospèrent encore (ici on pense à un conte d'Andersen, plutôt qu'à une fable biblique).

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Le "collectivisme-individualisme" permet d'appréhender le paradoxe totalitaire facilement : les citoyens d'Océania baignent dans la culture totalitaire comme le poisson rouge baigne dans l'eau. S'il y a un matériau qui évoque le totalitarisme, la fausse démocratie, la fausse liberté sur quoi la culture totalitaire repose, c'est bien le verre - que l'on songe un instant à la manière dont la soif de transparence de Julian Assange s'est écrasée sur la surface apparemment translucide de l'Etat totalitaire. Rien ne dit que l'étudiant de Tian'Anmen, "effacé" d'une autre manière que Julian Assange, n'était pas aussi naïf que Winston, Julia ou leur rejeton suédois...

La culture totalitaire peut aussi bien être dite "collectiviste" qu'"individualiste" ; ainsi les citoyens d'Océania "de droite" fustigeront le collectivisme comme la cause de tous les maux d'Océania ; tandis que les citoyens disposés à gauche verront dans l'individualisme le cancer qui ronge la coque du navire. En réalité les deux vocables décrivent le même phénomène éthique : que l'on joue du côté gauche ou du côté droit d'une table de ping-pong, on joue au même jeu.

Si l'on considère, comme la jeune génération le fait de plus en plus, les "boomers" comme des "irresponsables" - sont-ils coupables d'un excès d'égoïsme (individualisme), ou au contraire d'une trop grande dépendance (collectivisme) ? Par trente-six exemples, on montrerait qu'ils ne sont ni l'un ni l'autre, ou qu'ils sont les deux ; ou encore on montrerait, plus utilement, que dans une logocratie les mots sont à double-sens, et qu'une politique prétendument "de gauche" peut revenir à une politique "de droite". Big Brother est assez malin pour hisser tour à tour le drapeau du fachisme, puis celui de l'antifachisme ; non, il n'est pas malin, il est parfaitement immoral selon Orwell - son immoralité est celle de la masse.

La société totalitaire est une société atomisée, qui s'agrège et se désagrège sous l'effet de la peur d'une menace intérieure ou extérieure. Dans "1984", les citoyens d'Océania sont soudés entre eux par la peur de la guerre froide, et l'expression rituelle et quotidienne de la haine d'un ennemi extérieur... indispensable.

"1984" a un mérite immense, en comparaison du "Brave New World" du pape de l'écologie politique (Aldous Huxley) : en effet la satire d'Orwell ne dissimule rien de l'inertie politique (1950-2020). Il y a des morts qui se croient encore vivants (les fantômes), tout comme il y a des vivants qui sont déjà morts ; de la même façon Big Brother est un Etat futur antérieur.

A. Huxley, qui pose l'équivalence de l'écologie politique et du discours post-apocalyptique*, suggère malencontreusement a contrario le complot des élites technocratiques nazies, staliniennes ou libérales (transhumanistes).

Grâce à Huxley, on comprend aisément pourquoi la culture nord-américaine (1950-2020) peut se résumer à une théorie du complot. A. Huxley croyait les élites technocratiques capables de mettre en place le totalitarisme sous la forme d'un paradis artificiel - en dehors de quelques poches isolées comme Dubaï, ces élites n'ont été capables que de mettre en place des asiles d'aliénés à ciel ouvert, en proie à la paranoïa et livrés au trafic de stupéfiants qu'elles ne parviennent pas à enrayer. Loin d'avoir aboli la souffrance et la frustration, les élites totalitaires en ont fait un moteur de la croissance.

Quand Huxley suggère l'activisme néfaste des élites politiques, Orwell indique donc plus utilement l'inertie de l'Etat totalitaire.

*L'écologie politique qui n'est pas "post-apocalyptique" n'est rien d'autre qu'une écologie politique subventionnée par les élites oligarchiques pour saper ou désamorcer le risque contestataire de l'écologie politique.

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