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C'est quoi Trump ?

L'américanisation des institutions politiques s'impose dorénavant aux Français ; ils étaient ainsi convoqués hier à une élection qui ne changera pas la donne à Bruxelles, quel qu'en soit le vainqueur. Jordan Bardella, qui faisait cette course à l’échalote en tête, s'était empressé, dès l’entame de sa campagne, de prêter allégeance à l'OTAN pour rassurer ses sponsors. Naguère endetté auprès de la Russie de V. Poutine, le parti de Marine Le Pen se devait de montrer «patte blanche» pour éviter la diabolisation médiatique.

Depuis 2020, la Commission européenne apparaît nettement comme un court-circuit politique peu démocratique, une méthode pour tenir l'opinion publique éloignée des grandes décisions économiques et stratégiques. Il est difficile de ne pas faire le lien entre ce repli démocratique et le krach mondial de 2008 ; d’abord parce que la Grèce et l’Italie ont été placées en redressement judiciaire par Bruxelles peu après le krach ; l'histoire du XXe siècle montre, de surcroît, que les grandes crises économiques engendrent, presque mécaniquement, des régimes autoritaires. Chaque ébranlement majeur de l’économie capitaliste a été suivi, aux Etats-Unis, cela depuis le XIXe siècle, dans une nation dont l’unité est fragile, de mouvements insurrectionnels importants.

Quel est le rapport avec Donald Trump, dira-t-on ? Le phénomène Trump a quelques points communs avec la réaction des mouvements souverainistes à la mise sous tutelle bruxelloise, rejetée par une partie de l’opinion publique, sans résultat politique pour l’instant : le souverainisme du président hongrois, Victor Orban, ou encore celui de Georgia Meloni en Italie, apparaissent en effet comme de simples postures. L’impuissance d’Alexis Tsipras en Grèce à s’opposer à la tutelle technocratique complète le tableau de l’inefficacité du souverainisme, qu’il soit de droite ou de gauche. Quant au Brexit des Anglais, il n’en fait pas moins des alliés privilégiés des Etats-Unis en Europe : de facto le Royaume-Uni demeure dans l’Union européenne sous tutelle de l’OTAN.

 

Si les Etats-Unis ont mieux résisté économiquement au krach, qu’ils ont largement contribué à déclencher, ils sont aussi beaucoup plus attachés à la démocratie et ses principes. Pour ainsi dire, la France et les Français s’accommodent largement d’un régime bonapartiste depuis la Libération, c’est-à-dire d’une représentation nationale plus décorative que politique. Ce bonapartisme, baptisé "gaullisme" dans la seconde moitié du XXe siècle, a paradoxalement facilité la délégation de pouvoir à Bruxelles ; le Brexit Outre-Manche souligne le caractère peu démocratique des institutions françaises. Le Brexit a peut-être évité aux Britanniques un mouvement de protestation d’ampleur tel que les Gilets jaunes.

L’Etat centralisé a émergé récemment aux Etats-Unis contre la culture des «pères fondateurs» de cette colonie, et plus encore contre la culture des colons puritains - les fameux «quakers» -, dans un pays qui cultive la liberté de culte, à l’opposé du catholicisme (ou de l’anglicanisme)-religion d’Etat, dont la République française a conservé la structure cléricale monopolistique.

Le quasi-monopole éducatif de l’Etat n’est d’ailleurs pas sans poser problème à l’heure de l’américanisation ; ce monopole n’est pas seulement battu en brèche par la communauté musulmane en forte croissance, au nom de la liberté de conscience, il l’est aussi par les réseaux sociaux «américains», qui permettent aux Français de former des communautés d’intérêts «transversales», méprisant ou ignorant la logique étatique. Il devient difficile de s’opposer au «communautarisme» à l’américaine quand la France est visiblement devenue, sur le plan militaire, une force d'appui des Etats-Unis.

« Qu’est-ce que Trump ? » et non « Qui est Trump ? », car D. Trump est avant tout un produit marketing. Les citoyens Américains ne votent pas pour un programme politique, mais pour une marque, un symbole abstrait, incarné par des acteurs dont le jeu est plus proche du cinéma que de la politique.

L’activité économique capitaliste s'est graduellement substituée à l'action politique, tandis que la politique se situe au niveau du discours, du show des élections présidentielles qui tient en haleine une bonne partie de la population américaine. Malgré une nouvelle crise bancaire fulgurante aux Etats-Unis, au printemps 2023, aucun des candidats à l’élection présidentielle ne songe à remettre en cause le fonctionnement d’une économie qui a façonné les institutions américaines au XXe siècle : le suffrage universel n’est pas moins un reflet de l’économie capitaliste que la société de consommation ne l’est (suivant la démonstration convaincante de J. Schumpeter). L'écologie politique de va pas au-delà de l'illusion que l'Etat peut réguler l'économie capitaliste : cette illusion est plus répandue en France qu'aux Etats-Unis où le prestige de l'Etat est beaucoup moins grand que celui du Capital.

La marque de fabrique de Donald Trump est donc la résistance à Washington, qui représente l’Etat centralisé honni, très puissant sur le plan administratif, mais dont l’appui démographique est moins stable, ce qui contraint le parti démocrate, assumant ce rôle étatique, à un discours démagogique flattant les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles. L’armée américaine compte ainsi bon nombre d’immigrés latinos de fraîche date, dans un pays où le métier des armes est peu attractif.

On peut dire, schématiquement, que l’électorat républicain est nassé par les élites technocratiques et les minorités diverses sur lesquelles ces élites s’appuient. En parvenant à se faire élire, Donald Trump a réussi à briser cet encerclement, qui n'était pas moins culturel que politique.

Les supporteurs de D. Trump n’ont pas le sentiment d’enfreindre la légalité constitutionnelle, puisque, à leurs yeux, le développement de l’appareil d’Etat au cours des dernières décennies est synonyme de confiscation de la démocratie, y compris sur le plan économique et monétaire. Une bonne partie de l’électorat de D. Trump ignore manifestement que l’Etat centralisé technocratique n’est autre que le produit du capitalisme.

Deux illusions s'affrontent donc : celle des électeurs du parti républicain consiste à croire que l’économie capitaliste peut se dispenser d’un Etat technocratique autoritaire et impérialiste ; celle de l’électorat démocrate consiste à croire que les élites technocratiques ont des intérêts communs avec les minorités qu’elles flattent (la promesse d’enrichissement faite à la communauté afro-américaine par Barack Obama démasqua ce dernier aux yeux de cette minorité, qui découvrit vite qu'elle avait été dupée).

Les citoyens américains sont beaucoup plus disposés que les citoyens français à se battre pour des principes juridiques, même si ces principes ne recouvrent aucune réalité concrète.

Un journal français, « Médiapart », posait la question dernièrement de la raison du soutien des sectes évangélistes à D. Trump, en dépit de mœurs assez éloignées des recommandations de l’Evangile ; et ce journal d’expliquer que les sectes protestantes évangélistes sont avant tout « identitaires », éloignées désormais des questions spirituelles.

Il convient de préciser ici : « identitaire » comme l’est le catholicisme en France, désormais plus ou moins folklorique, et remplacé par des « valeurs laïques » qui sont tout aussi « identitaires », et désormais tributaires de l'influence des moeurs américaines. Que pèse la laïcité à la française, en effet, face à la division du travail capitaliste à l’échelle mondiale et les mouvements migratoires qui en résultent ?

Il serait plus juste, historiquement, de dire que la démocratie moderne est une culture puritaine. On peut en déduire que l’idéal ou l’impulsion démocratique, en France, est quasiment nulle ; elle n’a d’ailleurs jamais vraiment perturbé le système bonapartiste. La peur paranoïaque de la bourgeoisie française d'être submergée par le communisme semble ridicule avec le recul, puisque la gauche mitterrandienne n'a fait que renforcer le gaullisme.

La république est une formule politique à la fois plus française que la démocratie-chrétienne puritaine, et beaucoup moins utopique et identitaire, si l’on excepte l’utopie républicaine communarde, consécutive à la chute du second empire ; mais la Commune de Paris, brutalement réprimée dans le sang, ne dépassa pas le stade de l'utopie et était peu représentative : la gauche bourgeoise s’empressa de condamner la Commune, avant de trouver plus malin un siècle plus tard d’ériger en martyrs les Communards massacrés par les troupes versaillaises.

Distincte du mouvement révolutionnaire de 1789, la philosophie des Lumières fut un mouvement réformiste. Le suffrage universel n’est pas moins éloigné des Lumières que la monarchie absolue de droit divin. On trouve même chez J.-J. Rousseau une critique de l’égalitarisme, comparé à la quadrature du cercle ; pour le rousseauiste A. de Tocqueville, l’égalitarisme est une manifestation du totalitarisme.

La doctrine libérale, sur le plan politique, consiste à parier sur le progrès de la classe moyenne ; c’est une sorte de théorie du nivellement pas le centre, radicalement opposée au populisme dont le XXe siècle, puis le XXIe siècle, ont offert le spectacle tragique, qui aurait sans doute consterné les penseurs libéraux du XIXe siècle. Plus sûrement encore que le marxisme, les guerres mondiales ont enterré le libéralisme rousseauiste.

République et suffrage universel sont deux choses distinctes ; à l’heure actuelle celui-ci coûte très cher aux oligarques français qui financent les partis politiques et des élections, boudées par la part la plus jeune du corps électoral qui les considère presque comme un rituel d’un autre âge.

Certains voient dans le phénomène Donald Trump une altération de la démocratie ; on pourrait aussi bien y voir son perfectionnement, car le spectacle a toujours fait partie du jeu démocrate-chrétien, redoublé par la mise en scène des grands médias audio-visuels.

La propagande du parti démocrate américain s’appuie beaucoup sur le cinéma et sa fonction de propagande extérieure, impérialiste. Les médias oligarchiques européens projettent une image déformée de la politique américaine pour cette raison que le parti républicain de D. Trump est le plus éloigné des modalités technocratiques de gouvernement qui ont la faveur des élites françaises et européennes, modalités qui incluent la propagande médiatique. Les réseaux sociaux inquiètent les oligarques européens et leurs éminences grises car ils rendent la censure beaucoup plus compliquée à mettre en oeuvre.

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Les Français feraient bien de se garder d’une illusion, et même de deux ; la première c’est de croire qu’il y a, entre le parti républicain et le parti démocrate américains, une différence substantielle. Bien plus qu’une opposition de fond, il y a une opposition de style entre le populisme du parti démocrate et le populisme du parti républicain. Il y a deux avocats plaidant la même cause différemment.

L’endettement des Etats-Unis est systémique, et l’on voit mal comment le parti républicain, en théorie isolationniste, de D. Trump, pourrait renoncer au déploiement de l’armée américaine à travers le monde, contrepartie nécessaire d’une politique capitaliste et d’un dollar fort ?

La principale raison du retrait des troupes américaines d’Afghanistan par Joe Biden, qui a peut-être décidé V. Poutine à pousser son avantage en Ukraine, fut le coût exorbitant de l’occupation de l’Afghanistan. Si le néocolonialisme est plus dévastateur encore que l’ancien, c’est parce qu’il repose sur un capitalisme toujours plus instable. Si l’on étudie d'un peu plus près les derniers conflits coloniaux, doublés de massacres de populations civiles, on se retrouve vite au cœur des ténèbres, très loin des lendemains qui chantent.

Le mandat effectué par D. Trump ne rompit pas avec celui de ses prédécesseurs, démocrates ou républicains, à moins de considérer les pitreries de Trump comme une rupture. Doté d’un arsenal médiatique beaucoup moins important que celui de sa concurrente Hillary Clinton, D. Trump a logiquement surfé sur la vague de dégoût des médias, assez puissante dans la classe moyenne américaine. Les candidats républicains plus modérés dans leurs discours ont été broyés par cette dialectique "médias contre conspirationnistes", entretenue par les deux rivaux.

La seconde illusion serait de croire qu’il existe des outils constitutionnels pour rétablir un régime de droit plus universel que celui de l’argent. Car le problème est bien celui d’une démocratie américaine transformée en aristocratie de l’argent, exerçant son pouvoir à travers celui-ci. On voit que, du fait même de leur enrichissement spectaculaire, des dirigeants d’entreprises comme Bill Gates, Elon Musk ou Larry Fink, exercent une forme de pouvoir, si ce n’est anticonstitutionnelle, du moins hors-cadre.

Les constitutions démocratiques ou républicaines, conçues pour empêcher la formule aristocratique, ont échoué partout, notamment la formule démocratique la plus utopique. Ce que le droit n’a pas empêché, il est impuissant à le rétablir.

Le tropisme de la démocratie-chrétienne américaine est donc très puissant, compte tenu des moyens de propagande extraordinaire dont elle dispose. Si la classe moyenne, tenue à l’écart de décisions politiques qui engagent son mode de vie, voire sa sécurité et sa santé à court terme, désire le rétablissement d’un régime républicain plus équilibré, elle ne le pourra qu’en s’émancipant du conditionnement populiste, représenté à la fois par le parti démocrate (sa formule technocratique et médiatique) et le parti républicain (la mystique puritaine de l’Argent).

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